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Full text of "Au pays des palmes : Biskra"

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/aupaysdespalmesbOOIiautuoft 


K 


BISKRA 


\ 


11  a  été  tiré  de  cet  ouvrage   i?  exemplaires  sur  Japon. 


Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour 
tous  les  pays,  y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


FÉLIX     HAUTFORT 


AU    PAYS    DES    PALMES 


BISKRA 


PARIS 

PAUL    OLLENDORFF,    ÉDITEUR 

28     bis,     RUE     DE     RICHELIEU,      28    bîs 
1897 


299 


,   X  ô  R  A^J 


A  Messieurs  F  AU  et  FOU  RE  AU. 


Vers  un  Fden  où  seuls,  jadis,  des  villageois 
arabes  tendaient  à  chaque  automne  leurs  mains 
ouvertes  aux  dattes  pendantes,  une  inlle  européenne 
a  surgi;  et  voilà  qu'une  ville  hivernale  offre  main- 
tenant aux  transfuges  du  Nord  ses  délices  inconnues 
et  l'eau  salvatrice  des  Bains  des  Saints. 

Vous  fûtes,  vous,  les  bons  pionniers,  les  hardis 
créateurs  d'une  richesse  saharienne.  L'obstacle 
devait  vous  attacher  plus  fièrenient  à  votre 
ouvrage  et  la  victoire  ne  vous  plaire  que  chèrement 
acquise. 

Plus  tard,  quand,  le  temps  aura  suffi  pour  les 
gra?idioses  destinées  de  Foasis,  il  faudra  se  sou- 
venir, devant   l'œuvre  parachevée,  redire  les  noms 


de  ceux  qui  la  î^êi'èreut  et  V accomplirent...   Quel- 
qu'un fera  l'histoire  de  vos   conquêtes  pacifiques  ! 

Les  anciens  inscrivaient  aux  /renions  de  leurs 
temples  les  noms  des  sages  et  ceux  des  héros.  Très 
humble  artisan,  j'offre  ce  travail  votif  à  la  terre 
qui  me  fut  douce  et  je  veux,  s'il  vous  plaît,  qu'il 
se  magnifie  et  s'honore,  à  la  première  page,  de  vos 
deux  }ioms. 

F.  H. 


Paris,  le  i'"'  Août   i8gj. 


Dis,  cher  aimé,  veux-tu  venir 
vers  ces  pays  où  passent  les  cara- 
vanes, à  l'ombre  des  palmiers?... 
Où  l'hiver  tout  en  fleur  humilie  le 
printemps  des  autres  contrées  ? 

ViLLiERS  DE  l'Isle-Adam  (Axel.) 


PREMIER   SOIR 


C'est  une  joie  de  lapidaire,  pour  ceux  qui  ont  vu, 
de  retrouver,  sous  la  poussière  du  souvenir,  la  ville 
évanouie  un  jour  de  regret,  dans  la  pourpre  d'une 
aube  radieuse...  Revoir,  par  la  magie  de  l'évocation, 
la  superbe  émeraude  perdue,  suivant  l'heure,  dans  une 
mer  d'ambre,  d'opale  ou  de  poussière  d'or;  revoir  le 
ciel  de  turquoise  que  dentellent  les  frémissantes  palmes 
aux  flèches  d'acier,  et  le  cuivre  brûler  au  crépuscule 
dans  des  flammes  d'éther,  et  naylette  (')  se  tordre  avec  un 


(1)  Nom  donné   par  quelques    écrivains  aux   danseuses  de    la 
tribu  des  Ouled-Nayl. 


2  Bisk7-a 

frisselis  de  soie  et  un  cliquetis  de  métal,  et  l'Arabe 
méditer  dans  ces  jardins  où  fleurit  le  rêve...  Réentendre 
l'écho  des  flûtes  plaintives  ou  nasillardes,  les  rauques 
abois  des  chiens  que  semble  posséder  l'antique  fureur 
d'Islam,  et  vers  le  grand  arbre  touffu,  au  cœur  de 
la  ville,  écouter  encore  les  cent  mille  voix  des  moi- 
neaux que  l'agonie  du   soleil  épouvante... 

Le  pèlerin  du  désert  demeure  un  instant  surpris; 
après  le  steppe  dont  la  désolation  l'avait  chagriné,  voici 
la  foule  tumultueuse,  et  c'est  en  vérité  un  port  où  il 
accoste.  Les  burnous  flottent,  les  appels  se  croisent,  les 
cris  retentissent,  gutturaux,  exaspérés:  camelots,  por- 
tefaix, cochers,  assaillent  la  cohue  bigarrée  que  le  convoi 
jette  au  bord  de  l'oasis.  Dans  les  obliques  rayons  du 
soir,  la  poussière  tournoie;  chevaux,  calèches,  piétons 
fuient  avec  l'acre  nuée;  le  flot  humain,  plein  de  gestes 
et  de  clameurs,  disparaît  vers  la  ville... 

Dans  la  rue  où  la  poudre,  comme  un  tapis  de  haute 
laine,  fait  les  pas  silencieux,  la  rumeur  s'éteint.  Des 
formes  enveloppées  dedraperies  circulent  avec  une  mona- 
cale gravité,  et  l'on  dirait  d'une  trappe  où  de  blancs 
vieillards  évolueraient  avec  la  lenteur  liturgique.  L'om- 
bre a  tout  noyé;  la  douceur  vespérale,  en  ce  décembre, 
unit  au  charme  morbide  d'un  automne  doux,  la  fraîcheur 
caressante  d'un  printemps  qui  se  hâte.  Le  ciel  s'anime, 


Biskra  3 

le  feu  d'artifice  des  nuits  sahariennes  est  commencé  ; 
dans  la  poussière  de  diamant,  des  cabochons  étincellent. 

D'irritants  parfums  vont  et  viennent,  au  gré  d'une 
brise  indécise  et  molle,  c'est  l'haleine  des  parcs  immenses, 
ou  le  souffle  de  la  cité  qui  s'endort...  Des  nomades 
aveugles,  perdus  là-bas  vers  les  sables  blonds,  se  diri- 
geraient sans  doute  aux  capiteuses  effluves  de  la  Reine 
des  Ziban,  comme  jadis  les  marins  de  l'Archipel  recon- 
naissaient au  large,  à  de  voluptueuses  fragrances,  les 
rivages  de  Métylène. 

Un  appel  de  cuivre  chante,  des  troupiers  se  hâtent 
vers  la  citadelle... 

Le  premier  soir  est  bon;  la  première  nuit  reposante, 
tous  les  rêves  d'Orient  y  palpitent  comme  un  essaim 
de  lucioles. 


UNE  .VILLE  AU  DÉSERT 


Les  conquistadores  bâtirent  une  citadelle,  une  église 
et  une  ville  (' ;. 

La  forteresse  est  tapie  près  de  Voued,  perdue  presque 
en  la  verdure  des  palmes;  on  l'oublierait  peut-être,  sans 
le  clairon  de  garde  qui  surveille  chaque  jour,  l'aube 
pour  la  diane,  le  crépuscule  pour  la  retraite  (-  . 

Non  loin,  dans  le  même  style  de  planton,  sans  atours, 
mais  sévère,  l'église  est  au  fond  du  jardin  municipal, 
vraie  guérite  du  bon  Dieu,  avec,  au  front,  un  grand  (leil 
blanc  qui  marque  les  heures  tandis  qu'un  battant  de 
cloche  les  martèle. 

Entre  le  fort,  ville  imposante  des  garnisaires,  et  ce  qui 


(•)  Ce  fut  en  1844  que  la  colonne  que  commandait  le  duc 
d'Aumaie  prit  possession  de  l'oasis  et  refoula  vers  l'extrême 
sud  les  troupes  des  lieutenants  d'Abd-el-Kader. 

(-)  Ce  fort,  qui  contient  toute  la  défense  de  l'oasis,  porte 
le  nom  du  commandant  de  Saint-Germain,  tué  au  combat  de 
Sériana,  le  17  septembre  1849. 


Biskra 


fut  jadis  le  ksar{^i  de  Biskra  —  un  échiquier  de  ter- 
rasses blanches  coupées  de  ruelles  droites  —  la  colonie 
a    créé   la    ville    européenne.    D'abord    des    échoppes 


H  O  T  K  I.     DE     VILLE 


modestes,  puis  de  vraies  maisons,  dont  lu  forme  sur- 
prend dans  le  paysage  exotique:  toits  rouges  en  exil, 
façades  nostalgiques  aux  fenêtres  carrées,  aux  rideaux 
de  guipure  !...  Le  passant  remarque  pourtant  une  vague 


(')  Village  en  langue  arabe,  au  pluriel  ksoiir 


Biskra  7 

singerie  d'architecture  mauresque  :  c'est  Thôtel  de  ville 
que  la  jeune  commune  s'est  construit.  Ici  on  légifère, 
là  on  juge,  et  de  chaque  côté  de  la  cour  intérieure 
bordée  de  grclcscolonnettes,rédilitéfaii  face  à  la  justice. 
Dans  le  couloir,  des  chaouchs  (i)  circulent  et  les  para- 
sites de  la  c/i/ca/zt' habitent  les  encoignures.  Un  maboul  {-] 
apporte  la  veine  au  plaideur  qui  sait  combien  peu  vaut 
le  droit.  Un  aveugle  à  mine  patibulaire  et  haillonneux, 
est  un  réputé  solicitor,  un  client  explique  son  cas,  avec 
force  gestes  et  terribles  regards,  hélas  perdus  pour  le 
défenseur  aux  yeux  éteints.  Une  grille  clôt  le  palais  que 
gardent  deux  lionceaux  d'ocre,  bien  faits  pour  sa  mes- 
quine majesté.  Dans  l'air  calme,  le  drapeau  pend  le  long 
de  la  hampe,  ccmime  une  robe  fanée. 

Le  Français  fait  toute  chose  à  finsfaret,  s'il  bâtit  une 
ville,  trace  d'abord  la  grand' rue,  pour  que  \ouxe province 
soit  semblable.  11  y  a  donc  une  artère  principale  sur 
laquelle  les  boutiquiers  ont  déployé  leurs  façades;  les 
constructions  de  la  première  heure  ont  gardé  du  confort 
musulman  les  arcades  qui  donnent  l'ombre  à  leurs  seuils. 

La   seguia  (^   promène  ses  eaux  et  la  vie  dans  l'oasis, 


(')  Etymologiqucment  :  toiirmentew,  bourreau,  descendu  jus- 
qu'à Tacccption  d'huissier,  garçon  de  bureau  dans  les  villes, 
garde  champêtre  dans  la  campagne. 

(-)  Insensé. 

(■')  On  nomme  ainsi  tout  canal  d'irrigation;  synonyme  de 
l'espagnol  «  Zaquia  ». 


Biskra 


arrosant  les  troncs  des  dattiers,  des  gommiers  géants, 
des  caroubiers  acres,  des  cassies  d'où  coulent  les  par- 
fums de    cassolette.    Dans    le    vaste    jardin    public,    le 


treillage  vert  fait  un  dôme  élevé,  un  tamis  bienfaisant, 
à  travers  lequel  filtrent  en  minces  faisceaux  les  terribles 
rayons  du  soleil  d'Afrique.  Des  femmes  voilées  traînent 
sur  le  sable  de  la  grande  allée  les  lourds  anneaux  de 
leurs  chevilles,  des  croyants  égrènent  les  noyaux  de 
dattes  de  leurs  chapelets  et,  tout  auprès,  des  gretchen 
s'extasient,  desladies  et  d'irréprochables  vieux  gentlemen 


Biskra  '  q 

échangent  des  aperçus  spirituels  ou  non,  tandis  que, 
dans  ce  coin  propice,  le  monsieur  à  faux  col  et  la  vierge 
à  bandeaux  n'hésitent  pas  à  effeuiller  les  roses  des 
puériles  et  tendres  confidences... 

Pour  la  Jeune  cité  prospère  et  ambitieuse  déjà,  on  a 
cherché  un  blason  et,  sur  un  cartouche  neuf,  inscrit, 
exaltant  l'orgueil  de  la  parvenue  :  «  Heri  solitudn,  liodie 
civitas  .   » 

LE    MARCHÉ 

«  Ceux  qui  vont  sur  les  pirogues  et  ceux  qui  montent 
les  chameaux  viennent  aux  portes  de  Tombouciou  se 
tendre  la  main  »  !  ')  ;  à  Biskra,  la  voie  de  fer  atteint  les 
caravanes.  La  ville  des  mercantis  s'éveille  de  bonne 
heure,  quand  à  peine  l'aurore  rosée  dilue  les  traces  vio- 
lettes que  laisse  la  nuit  vers  l'horizon;  un  vagissement 
d'abord,  puis  une  rumeur,  puis  le  grand  tumulte  de  la 
foire.  Ici,  les  chroniqueurs  émus  s'arrêtent  pour  glaner 
quelques  bribes  précieuses  d'exotisme,  le  photographe 
braque  ses  lunettes  et  chacun  veut  ravir  à  l'âme  arabe 
l'un  des  secrets  qu'elle  nous  cèle.  Si  le  Gaudissart  du 
journal  colporte  que  l'endroit  est  d'une  surprenante 
originalité,  il  a  dit  vrai. 

:')  Tombouctou  la  Mystérieuse,  de  Félix  Dubois. 


Bisk?-a 


Il  y  a  sur  la  place,  bordée  de  maisons  à  colonnades, 
toutes  les  races  dûment  échantillonnées  de  Sem  et  de 
Cham,  vaquant,  discutant,  se  querellant  en  d'âpres  dia- 


lectes. Des  noirs,  par  les  hasards  du  servage,  sont  venus 
de  Ghadamès,  d'Ouargla,  du  Tchad  inexploré;  leurs 
prunelles  noires  ont  reflété  des  lointains  mystérieux, 
dont  ils  content  volontiers  les  merveilles...  Arabes, 
Turcs,  Berbères,  tous    sont  là,    ceux  de   Sidi-Okba  et 


Biskra  1  I 

ceux  de  Kahenna,Ia  prophétesse  (  '  .  Les  Kabyles  au  front 
bombé  gardent  une  attitude  métiante,  paysans  cupides 
et  malins,  fixant  la  marchandise  et  fixant  le  marchand, 
certains  que  tout  négoce  est  une  tromperie. 

Des  juifs  aux  visages  blêmes  et  huileux,  en  vestes 
courtes  et  culottes  bouffantes,  circulent,  comprenant 
toutes  les  langues  et  surprenant  le  secret  de  toutes  les 
transactions.  Ils  attendent  patiemment  la  minute  de  la 
fructueuse  entremise,  comparses  nécessaires  desgensde 
la  foire,  qui  vont  à  eux  fort  à  regret,  rœil  torve, 
soupçonneux. 

La  foule  des  emburnoussés  grouille  ;  les  groupes  se 
forment,  se  disjoignent,  se  rejoignent,  et  Ton  vend  ici 
toat  ce  qui  peut  être  vendu.  C'est  une  foire,  un 
comptoir,  un  bazar,  un  étal,  une  bourse.  Tout  est  là 
pour  le  ventre  de  l'Arabe,  son  luxe,  son  plaisir.  On  cuit 
le  méchoui  \-)  pour  le  riche,  la  friture  de  sauterelles 
pour  le  mendiant...  Toutes  les  victuailles  sont  là,  les 
fourrages,  les  graines,  les  litières,  la  merga  (-^j  odorante 
et    le    i^oudron   dont  les  chameliers   —  ces  calfats  du 


(•)  Rappelons  que  le  conquérant  turc  Sidi-Okba,  atteint  par 
la  célèbre  guerrière  Kabyle  Danna  Kahenna,  fut  défait  et  tué  à 
2G  kilomètres  de  Biskra  à  l'endroit  qui  porte  son  nom  et  où  l'on 
voit  son  tombeau. 

(-)  Jeune  mouton  cuit  entier  à  la  broche. 

(■')  Sauce  avec  laquelle  les  arabes  assaisonnent  le  kouss-kouss. 


BiskTii 


désen —  protègent  le  vaisseau  de  la  mer  de  sable.  Dans 
une  construction  carrée  qui  veut  être  une  halle...  les  pi- 
ments rouges,  les  dattes  collées  comme  des  figues  et  les 

dattes    sè- 
ches pour 
les  cha- 
meaux ; 
toutes    les 
viandes  et 
tous  les 
■    débris,  au 
'::^^^-^i      milieu  des 
mouches 
qui   essai- 
ment et  bourdonnent...  Puis  voici  les  babouches  de  peau 
de  dromadaire  pour  le  commun,  les  bottes  de  Jilali  (*) 
pour  les   dandys,  le  khoheul,   le  henneh,  les  bracelets 
et  tout  Tornement  des  femmes,   jusqu"'à  la   pâte  jaune 
qu'elles  mastiquent,  durant  la  longueur  des   siestes,  en 
attendant  le  sommeil. 

Dans  de  proches /b«ioz;cA-.s'  i-),  on  vend  et  on  achète 
des  bêtes  de  somme  :  les  bourricots  aux  jambes  frêles, 
résignés  mais  vaillants,  les  dromadaires  qui  se  plaignent 


(')  Peau  de  gazelle  tannée  de  couleur  rou^e  ou  jaune. 
(-)  Ecuries  et  remises,  d'ordinaire  à  ciel  ouvert. 


Biskra  1 3 

sous  la  charge  et  dont  les  fils  du  Prophète  ont  traduit 
le  gargouillement  :  «  O  maître,  mets  des  coussins  sur 
mon  dos,  pour  que  point  ne  me  blesse.  »  Et  autour  des 
bétes  les  gens  de  la  foire,  soucieux,  examinent,  palpent, 
maquignonnent.  Des  odeurs  suffocantes  planent,  et 
des  nuages  de  poussière  s'élèvent  et  s'abaissent,  des 
effluves  passent  :  relent  des  viandes,  exhalaisons  des 
cambouis,  pestilences  des  hommes  et  des  bêtes  en 
sueur. 

11  est  venu  du  monde  des  ksour  voisins  et  des  oasis  les 
plus  lointaines  des  Ziban  (i)  et  de  l'oued  Rirh.  Ils  sont 
partis  avant  le  jour,  ils  ont  voyagé  au  galop  de  leurs 
chevaux  ou  au  trot  menu  des  petits  àncs,  excitant  sans 
cesse  leurs  montures  et  fort  impatients  de  l'arrivée, 
criant  tantôt  :  Rrrr...  tantôt  :  Balek  (-)  selon  que  la 
route  était  libre  ou  que  les  piétons  l'encombraient. 

Pour  une  heure,  au  marché  quotidien,  l'Arabe  aban- 
donne son  ordinaire  placidité;  il  est  démonstratif  et 
loquace,  il  sent  qu'il  a  un  combat  à  livrer,  un  ennemi 
à  vaincre  ;  il  joute,  sachant  toutes  les  finasseries  de 
l'échange,  le  malin  jeu  de  l'achat,  les  subtiles  flagor- 
neries de  la  vente.  Le  goût  du  lucre  le  conduit  et  c'est 


(')  On  nomme  Ziban  la  réunion  des  Zab  Guebli,  Zab  Daha- 
raoui  et  Zab  Chergui,  groupes  d'oasis  situées  au  sud  de  Biskra  et 
au  nord  de  l'oued  Djedi  et  des  Chotts. 

{-)  Attention  !  Prenez  garde  ! 


i^  Bisk?-a 

sans  doute  le  prétexte,  mais  l'agitation  du  marché  le 
capte  —  tels  des  paysans  normands,  beaucerons,  niver- 
nais,  courent  à  toutes  les  foires  à  dix  lieues  à  la  ronde, 
et  s'attardent  dans  la  dispute  et  le  bruit,  comme  à  leur 
tâche. 

Chaque  matin,  au  centre  de  Biskra  se  tient  une  bourse 
avec  ses  agents  de  change,  ses  coulissiers,  ses  malins 
et  ses  gogos,  et  l'on  y  agiote  et  l'on  y  boursicote  avec 
frénésie,  durant  de  mirifiques  séances.  Non  loin  du 
temple  nauséeux  qui  s'élève  au  centre,  il  y  a  des  pieds 
humides  auxquels  échoient  les  minimes  transactions, 
les  valeurs  dépréciées  :  éventails,  balais,  ouranes  et 
lézards  empaillés,  une  poignée  d'orge,  une  brassée 
d'alfa,  quatre  brindilles  de  lek. 

On  demeure  là,  jusqu'au  milieu  du  jour,  en  des  par- 
lotes et  des  conciliabules.  Le  marché  devient  un  meeting 
ou  mieux  une  réunion  de  meetings  distincts.  Ils  discutent 
des  affaires  publiques,  ceux  de  Bab-el-Darb  rencontrent 
leurs  cousins  de  M'cid  ou  de  Cora.  Ils  s'entretiennent 
calmes  à  présent  et  dignes,  comme  des  personnages  de 
l'antique  Hellade,  en  un  dérisoire  agora. 

L'odeur  suffocante  s'atténue  et,  seul,  subsiste,  triom- 
phant, ce  parfum  de  musc,  de  bois  de  cèdre  et  de 
pastilles  du  sérail  qui  évoque  en  tout  endroit  l'Orient, 
comme  l'encens,  la  cathédrale,  les  orgues  et  l'ostensoir 
d'or! 


UN     PEUPLE    DE     MARCHANDS 


Le  petit  commerce  indigène  se  tient  auprès.  Le  long 
des  colonnades  s'ouvrent  des  tavernes  de  kahouadjis, 
des  restaurants  où  ceux  qui  ont  deux  sous  se  régalent. 
Ces  auberges  lâchent  des  souffles  de  ragoûts  au  safran, 
et  ceux  qui  n'ont  pas  un  liard  viennent,  près  des  seuils, 
humer  discrètement  les  lourds  fumets  des  cuisines 
qu'ils  ne  pourront  goûter. 

Ces  portes  basses,  comme  des  gueules,  crachent  cha- 
cune sur  la  place  leur  haleine  où  mille  parfums  se  coor- 
donnent. Dans  ce  confluent  de  toutes  odeurs,  çà 
et  là,  les  boutiques  des  M'zabites  jettent  une  puissante 
effluve  lentement  diluée  ;  les  habitués  différencient  : 
fadeurs  des  savons,  des  suifs,  des  cuirs;  violences  des 
vernis,  des  couleurs,  des  toiles  neuves  et  des  épices... 
Tous  les  mercantis  du  M'zab  sont  là:  les  Abdallah  ben 
Kabouch,  les  Mohammed  ben  Bakouch,  les  riches  sur 
la  fin  de  leur  carrière,  les  nouveaux  venus  qui  long- 
temps encore  attendront  ici  la  fortune... 

Le  juif  détient  Tor,  mais  le  M^zabite  les  riches  cos- 
tumes, et  c'est  un  monopole  contre  lequel  nulle  con- 


i6 


Biskra 


il, 


currence  ne  prévaut.  Le  juif  est  joaillier,  argentier,  le 
M'zabite  est  drapier,  et  tous  deux  sont  de  vils  mar- 
chands que  TAra^e  méprise,   lui  qui   jamais  n'inclina 

sa  fierté  jusqu'au 

'!''■  '  Ceux-là  sont 
des  passagers, 
dans  la  cité  de 
Sidi  Zerzour  (*). 
Vers  quelque  ville 
sacréede  leur  loin- 
taine pen^rt/'o/e, 
ils  ont  laissé  pa- 
rents ,  amis  et 
aussi   les   femmes 

qui,     pensives, 
regardent  des  ter- 
J^,  ;  j     rasses   de    Ghar- 

daïa  la  ligne  bleu- 
tée où  ils  disparurent,  pour  ne  revenir  que  riches  et 
honorés  parmi  les  leurs... 

Honnis,  chasses,  ils  firent  ce  qui  répugnait  à  l'or- 
gueil de  leurs  frères  triomphants;  ils  vécurent  méprisés 
et  se  vengèrent  de  l'inéluctable  déchéance,  par  l'intime 


X. 


{')  Monseigneur  Sansonnet,  patron  de  Biskra. 


Biskra  17 

satisfaction  du  lucre.  Ils  acquirent  des  richesses  et, 
venus  misérables,  repartirent  joyeux  et  chargés  d'or  vers 
les  demeures  qu'on  leur  avait  gardées  derrière  les 
enceintes  gigantesques  de  Beni-Isguen   ou  d'El-Ateuf. 

L'hostilité  les  entoure,  ils  le  savent  et  sont  .méfiants. 
Si  l'heure  de  la  mosquée  les  oblige  à  sortir  pour  prier, 
on  voit  à  leur  col  pendre  la  lourde  clef  du  coifre  où  ils 
amassent  pour  le  jour  béni  du  retour! 

Les  têtes  émergent  au  milieu  des  marchandises  amon- 
celées. La  gravité  sereine  des  patriarches  qui  d'abord 
surprend,  le  cède  vite  sur  leurs  visages  aux  masques 
laids  de  la  cupidité.  On  veut  voir  dans  ces  échoppes  la 
postérité  des  riches  de  Phénicie  et  de  Carthage  qui 
savaient  tisser  le  byssus  et  le  lin,  teindre  de  pourpre  les 
simarres  et  les  tuniques  et  qui  gardaient  en  leur  demeure 
sicles  d'argent  et  sekhels  d'or.  Ils  se  tiennent  accroupis 
dans  un  trou  ménagé  entre  leurs  comptoirs  et  leurs 
étoffes  nuancées  de  mille  couleurs:  cotonnades,  soies, 
toiles,  draps  et  percales;  le  M'zabite  d'ailleurs  vend 
tout  :  épicier,  mercier,  sellier;  mais  il  a  surtout  la  gan- 
dourah  ('),  le  haïk,  le  caftan,  celui  du  cheikh  et  celui 
du  berger.  Il  suit  la  voie  droite  rigidement,  et  sa  face  de 
bronze  clair,  encadrée  de  barbe  noire  et  frisée,  révèle 
peu  de  sentiments  tumultueux.  L'œil  vif  suppute  avec 

(*)  Sorte  de  robe  arabe  ;  chemise  sans  manches. 


i8  B{sk}-a 

calme  ce  que  vaudra  la  convoitise  de  tel  caïd  que 
retient  une  veste  soutachée  et  dont  Toeil  est  rivé  à 
l'arabesque  d'or...  ou  bien  le  regard  est  absent,  et 
ils  poursuivent  vers  le  Sud  désolé  (i)  leur  songe 
splénétique. 

Les  petites  industries  font  florès  autour  du  marché: 
des  forgerons  qui  battent  le  fer  sur  de  minces  enclumes, 
des  barbiers,  à  l'enseigne  d'un  polyèdre  de  chicots,  avec 
en  langue  arabe  ces  mots  :  Ici  l'on  rase,  Ici  l'on  saigne. 
Chaque  merlan  est  en  effet  quelque  peu  toubib  {-),  après 
avoir  isolé  sur  le  crâne  du  bon  musulman  la  mèche 
du  prophète  —  guettoucha  p),  —  il  applique  des  ven- 
touses sur  les  nuques  et  soulage  ses  clients  d'un  sang 
noir  et  vicié. 


(1)  Les  M'Zabites sont  tenus  pour  des  schismatiques  Ibadites  de 
la  tribu  des  Khoreidjites,  sortis  de  l'obéissance  au  dire  des  mu- 
sulmans orthodoxes,  vers  Tan  ion,  à  la  suite  de  Fclection  d'un 
khalife.  Persécutés,  ils  se  réfugièrent  sur  les  plateaux  arides 
dans  le  désert  et  créèrent,  par  de  prodigieux  efforts,  au  mileu 
d'une  affreuse  contrée,  les  cinq  villes  saintes  du  M'zab  :  Ghardaïa, 
Melika,  Bcni-Isguen,  Bou-Noura  et  El-Ateuf.  Les  uns  les  croient 
de  purs  sémites,  les  autres  d'origine  carthaginoise,  ils  s'enri- 
chissent par  le  commerce,  mais  il  est  défendu  à  leurs  femmes 
de  quitter  le  M'zab  et  ils  ne  franchiront  pas,  portés  par  des 
roumis,  le  pont  El-Araf,  qui  est  une  lame  de  rasoir,  sur  laquelle 
on  passe  pour  gagner  l'éden  promis  au  croyant. 

(2)  Médecin,  en  langue  arabe. 

(3)  C'est  cette  mèche  par  laquelle  les  élus  seront  saisis  et  pré- 
cipités dans  le  paradis,  ce  qui  explique  la  peur  affreuse  qu'ont 
les  arabes  d'avoir  la  tête  tranchée  et  leur  prédilection  à  infliger 
à  leurs  ennemis  la  mort  par  décapitation. 


Biskra  1 9 

Un  thdleb  ('  ,  accroupi  devant  une  table  basse  qui 
nous  serait  un  tabouret,  écoute,  calame  en  main,  ce  que 
lui  crie  un  grand  diable  aux  gestes  désordonnés;  pensif 
d^abord,  il  trace  bientôt  activement  sur  sa  feuille  blan- 
che de  capricantes  lignes,  de  la  droite  à  la  gauche,  puis 
il  lit  avec  force,  tandis  qu'à  leur  tour,  recueillis,  les 
illettrés  récoutent,  l'œil  fixe,  l'oreille  tendue. 


LA     MAISON     DU     SEIONEUR 

Un  prisme  de  toube  '-)  surmonté  de  naïfs  ornements 
—  architecture  quasi  rustique  —  domine  ce  quartier. 
Cette  tour  quadrangulaire  dépasse  les  palmiers  du 
jardin  de  Tagha  et  c'est  là  qu'il  va  prier,  en  sa  mos- 
quée particulière. 

Autrefois  il  tenait,  derrière  les  murailles  hautes  qui 
entourent  Péditice  consacré,  sa  famille  et  ses  nombreux 
serviteurs,  mais  le  puissant  agha  crut  qu'il  convenait 
à  son  prestige  de  posséder  hors  la  ville  une  demeure 
digne  de  sa  fortune.  A  l'écart,  dans  les  champs  d'orge 
de  la  plaine,  l'enclos  du  palais  semble  une  forteresse  en 


(1)  Lettré. 

(-)  Argile  mêlée  de  paille  moulée  en  brique,  séchée  au  soleil, 
dont  on  construit  les  maisons. 


20  Bisk}\i 

flanc-garde  ou  un  cloître  endormi  dans  le  soleil  inexo- 
rable et  qui  s'isole  des  tumultes  de  la  cité.  Nulle  ouver- 
ture indiscrète  ne  livre  aux  regards  de  l'étranger  le 
sérail  inviolé  du  maître;  seule,  une  porte  dissymétri- 
quement  placée  à  la  mode  musulmane,  sur  le  côté  qui 
regarde  la  ville,  donne  accès  dans  la  résidence  du  caïd. 

Aux  abords,  de  fréquentes  cavalcades  passent  et  re- 
passent, traînant  par  la  plaine  les  burnous  de  pourpre 
et  les  burnous  bleu  de  ciel;  ce  sont  les  fils  de  l'agha, 
ses  neveux,  ses  cousins,  jeunesse  joyeuse  et  folle  qui  se 
défie  en  de  terribles  jeux  ;  ce  sont  encore  des  galopades 
d'étrangers  fiers  de  leurs  montures,  des  cheikhs  voisins 
en  visite,  des  spahis  en  manœuvre... 

Parfois  aussi,  sur  le  tertre  voisin,  des  caravanes  font 
halte  ;  elles  viennent  du  sud  extrême,  et  gagnent  vers 
le  septentrion  quelque  ville  sainte,  ou  peut-être  la 
terre  lointaine  du  prophète,  les  minarets  miraculeux 
de  Médine...  Les  pèlerins  viennent  saluer  le  pieux  sei- 
gneur des  Ziban,  sa  renommée  est  grande  dans  les 
douars  et  ils  savent  qu'ils  trouveront  chez  lui,  pour  eux, 
du  kousskouss  frais  et  parfumé,  pour  leurs  chameaux 
exténués,  les  dattes  sèches  et  l'eau  fraîche  de  laségiiia. 

A  l'heure  de  la  sieste,  de  rigides  gardiens  veillent  au 
seuil  du  caïd  et  nul  ne  pénètre,  car  la  consigne  de  ses 
janissaires  est  formelle;  graves,  ils  portent  l'index  à 
leurs  lèvres  hermétiquement  closes  et  leur  regard  sévère 


MOHAMMED     BEN     GANA 


2  2  Biski-a 

rappelle  au  profane  oublieux,  que  celui-là  offense  Dieu, 
qui  trouble  le  sommeil  du  croyant! 

L'aghalik  est  splendide.  L'agha  est  prince  des  nobles 
attitudes  et  le  nom  de  ses  ancêtres  est  gravé  parmi 
les  trophées  de  la  conquête... 

Si  Mohammed  ben  Gana  aime  la  France  d'amour 
sincère  et  accueille  volontiers  dans  sa  riche  patrie  les 
voyageurs,  dont  Téblouissement  Tégaie  (*). 

Nuls  ombrages  ne  protègent  encore  le  blanc  quadri- 
latère du  caïd,  que  le  soleil  de  midi  fait  ruisseler  d'é- 
tincelles; le  site  est  dénudé,  le  désert  jaloux  presse  de 
sa  stérilité  la  verdure  oasienne.  A  quelque  distance,  un 
fortin  prismatique  semble  une  sentinelle  détachée,  raide 
sur  un  monticule  qui  domine  un  secteur  de  la  plaine. 
Au  delà  ce  sont  les  frondaisons  touffues  de  Beni-Mora, 
oasis,  hippodrome  et  parc...  Des  orges  vivaces  étalent 
çà  et  là  des  verdoiements  de  prairies...  Tout  là-bas 
enfin,  les  lignes  grises  des  collines  des  Ziban  rayent 
le  ciel  plus  clair  et  fuient  mollement  onduleuses  jusqu'à 
se  perdre  vers  la  mer  saharienne. 


(')  L'agha  actuel  des  Ziban  appartient  à  l'une  de  ces  grandes 
familles  qui  furent  constamment  mêlés  aux  événements  de  l'his- 
toire du  Sud-Algérien.  Puissants  et  riches,  certaines  rivalités  en 
firent  promptement  les  amis  de  la  France  qu'il  n'abandonnèrent 
jamais  depuis  les  premiers  temps  de  la  conquête. 

Si  Mohammed  ben  Gana  succède  dans  l'aghalik  des  Ziban  à  son 
père  Si  Mohammed  S'rir  ben  Gana. 


Biskra 


23 


Au  nord,  \\v\l  veut  deviner  la  porte  majestueuse  du 
désert  et  ces  sommets  de  roches,  qui  sont  aux  frimas  de 
l'Europe  une  infranchissable  barrière.  Là-bas  le  sombre 
hiver  borne  sa  désolation,  ses  buées  glaciales  pendent 


Les  gorges  d'El   Kantnra. 


en  lambeaux  le  long  des  pics  de  PAurès  et  les  neiges 
furieuses  flagellent  des  cimes  géantes...  mais  pas  un 
trisson  ne  vient  jusqu'aux  tièdes  oasis  où  le  printemps 
s'est  retiré  !... 

Quand  les  compagnons  de  Nunez   Balboa,  parvenus 


•24  Biskra 

au  sommet  des  monts  américains,  virent  l'autre  versant 
et  l'autre  mer,  un  attendrissement  subit  les  fit  pleurer... 
On  conte  que  les  conquérants  s'arrêtèrent  aux  gorges 
d'El  Kantara  et  que,  muets  d'admiration  devant  le 
panorama  du  désert,  ils  écoutèrent  tête  nue  riiymne 
national  que,  pour  la  première  fois,  les  musiques 
jetaient  à  la  plaine  sans  échos. 


LA    FETE 


Le  crépuscule  est  court,  précis,  et  dure  juste  ce  qu'il 
faut  sur  une  scène  bien  machinée  pour  un  changement 
de  décors  (').  Il  reste  à  peine  la  lueur  d'un  incendie 
lointain,  le  couchant  tisonne  ses  dernières  braises,  puis 
c'est  la  nuii. 

Dans  la  plaine,  hors  les  murs  de  toube,  des  silhouettes 
se  détachent  en  noir  sur  le  ciel  clair,  les  croyants 
lèvent  leurs  bras  suppliants  du  côté  de  la  ville  du  Pro- 
phète, et  la  prière,  commencée  tandis  que  le  soleil 
faisait  leurs  ombres  gigantesques,  s'achève  à  la  lueur 
des  feux  nocturnes.  La  ville  repose,  les  mendigots  s'éten- 
dent sur  leurs  burnous  de  mille  pièces  et  leur  sommeil 
est  bon,  car  les  sans-gîte  sont  ici  bien  traités  par  la 
belle  étoile. 

...  Une  musique  vagit,  un  malhabile  ménestrel  fait 
grincer  son  archet  sur  une  mauvaise  corde,  des  flûtes 


[^]   On  explique  cette  brièveté  par  rextrêine  siccitc  de  l'air. 

4 


25  Biskra 

modulent  un  chant  sur  deux  ou  trois  notes,  puis  on  per- 
çoit des  sifflements  de  fifres,  des  ronflements  de  corne- 
muses, le  fracas  des  tams-tams,  des  derboukas  et  des  coups 
furieux  de  tambours  de  basque.  Ce  nY^st  pas  une  guin- 
guette où  un  artiste  villageois  s'est  arrêté,  ce  n  est  plus 
un  bal  musette  à  frêle  orchestre,  c'est  une  ville  en  fête. 
La  mélopée  parfois  est  plaintive  et  parfois  sauvage. 
Nos  oreilles  qui  frémirent  à  d'autres  musiques  s'émeu- 
vent peu,  mais  les  Arabes  croient  entendre  chez  l'humble 
kaouadji  les  arpèges  du  merveilleux  Asrafil,  le  chan- 
teur paradisiaque. 

En  France  où  l'on  a  fait  la  part  du  vice,  le  quartier 
réservé  garde  la  pudeur  de  l'étranger  des  promiscuités 
infâmes  et  si,  par  aventure,  un  passant  s'y  hasarde,  la 
marque  obscène  l'avertit.  Ici,  le  vice  parait  s'ignorera 
force  d'inconscience  et  c'est  comme  un  autre  Eden 
avant  le  péché,  où  le  mal  et  le  bien  sont  peu  définis, 
où  la  candeur  d'un  âge  d'or  s'est  attardée. 

La  tradition  a  conservé  au  croyant  de  notre  temps  les 
villes  de  plaisir —  les  ballerines  bariolées  et  parées  comme 
des  idoles  barbares  —  par  elles,  quelque  chose  de  la  civi- 
lisation antique  nous  est  rendu  et  de  pieux  rêveurs 
évoquèrent  là  le  cynisme  hautain  de  quelque  cité 
dissolue  des  rivages  du  Nil. 

La  civilisation  arabe  ayant  placé  la  femme  à  tel  rang, 
devait  lui  assigner  ce  rôle,  en  marge  de  la  famille,  hors 


Biskra  27 

le  harem  et  la  tente.  Il  y  avait  place  pour  ces  danscusse 
et  pour  ces  prostituées  dans  les  villes  musulmanes.  Et 
ceux  qui  cachent  sous  l'ampleur  mystérieuse  des  voiles 
blancs  les  traits  de  leurs  épouses,  devaient  considérer 
comme  la  femme  de  tous,  celle  dont  le  visage  se  montrait 
à  tous  les  yeux.  L'infériorité  sexuelle  en  fit  des  bate- 
leuses et  des  esclaves,  et  la  servilité  les  soumit  aux 
caprices  masculins,  avec,  toutefois,  la  revanche  du 
gain  facile  et  de  Timpôt  prélevé  sur  les  fureurs  mâles. 

La  légende  veut  que  les  femmes  des  Ouled-Navl 
aient  été  chassées  par  leurs  pères  misérables.  Elle 
apprend  de  chimériques  retours,  la  tache  accomplie, 
le  douaire  gagné  «  à  la  sueur  du  nombril  ».  La  renom- 
mée dit  encore  que  ces  femmes  que  Ton  négligeait  de 
voiler  dès  Tàge  nubile  ne  pouvaient  aspirer  au  rang  de 
fiancées... 

Dès  lors  une  autre  carrière  s'ouvrait,  loin  de  la  légi- 
timité du  gynécée;  elles  rachetaient  une  réprobation  et 
gagnaient  la  vie,  en  offrant  aux  honimes  la  joie  des 
spectacles  qu'ils  aimaient.  Et  ce  fut  vraiment  chez  ces 
grands  amoureux  le  seul  théâtre,  ils  y  trouvèrent  la 
comédie,  la  bouffonnerie  et  le  drame,  ils  y  cherchèrent 
toutes  les  passions  en  une  seule,  et  la  plus  haute  fan- 
taisie qui  les  pût  émouvoir.  La  danse  finie,  ces  femmes, 
dont  les  simulacres  amoureux  ont  amusé  tout  un  peuple 
de  fanatiques,  restent  pour  lui  des  jouets.  La  caboti- 


28  Biskra 

iierie  moderne  tend  à  hausser  ballerines  et  théâtreuses 
jusqu'à  rhonnêteté;  l'Arabe,  logique,  les  déclasse  et  les 
aime  à  son  gré.  Au  sortirdu  café  maure  où  ces  artistes 
s'agitèrent,  elles  ne  songent  pas  à  se  disputer  et, 
tières  seulement  de  l'opulence  de  leurs  colliers,  elles 
suivent  selon  l'Islam  la  route  dévolue...  Elles  ont  donc 
l'immoralité  naturelle  à  la  caste  spéciale  qu'elles  cons- 
tituent et  il  semble  que  ces  bayadères  vaillent  par  l'excès 
de  leurs  débauches,  comme  nos  saintes  par  le  paroxysme 
de  leurs  vertus.  Elles  n'ont  ni  honte  ni  vergogne,  elles 
sont  courtisanes  tout  simplement,  et  le  mépris  public 
ne  frappe  pas  ceux  qui  les  approchent. 

Le  métier  de  ces  filles  n'est  point  honni  par  d'austères 
censeurs,  l'opprobre  de  la  maison  close  à  volets  verts 
ne  les  atteint  pas.  Elles  sont  libres,  joyeuses,  riches  et 
aimées  quand  elles  sont  jeunes  et  belles  ;  misérables, 
quand  la  laideur  et  la  vieillesse  précoce  les  frappent. 
Elles  ont  leur  ville  propre  où  la  curiosité  mène  chaque 
soir  étrangers  et  étrangères  et  jusqu'aux  plus  sévères 
ladies,  bien  que  le  guide  W.  Harris  ait  finement  dit 
de  ces  gracieuses  créatures  :  <i  Their  morality  does 
not  stand  very  h'gh.  » 

Elles  sont  comme  les  prêtresses  d'un  culte  antique,  cjuc 
l'on  célèbre  dans  chaque  bled^  par  les  rues  pleines  de  mu- 
siques et  de  cris.  Ce  sont  les  mystères  d'une  bonne  déesse, 
que  pourtant  l'imagination  musulmane  n'inventa  pas. 


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Biskra  3 1 

Tous  viennent  à  la  m'bita  (i)  pour  la  joie  des  yeux  et 
beaucoup  font  une  étape  sur  les  tapis  aux  logis  hospita- 
liers des  hétaïres.  Cheikhs  et  parias  savent  dilTérencier 
leurs  raffinements  et  sentir,  après  la  douceur  du  gynécée, 
d'autres  gammes  de  pâmoisons,  que  leurs  exceptionnels 
tempéraments  d'amoureux  devaient  un  jour  avidement 
connaître.  Les  Grecs,  eux  aussi,  ne  savaient-ils  pas 
varier  leurs  fêtes  et  chercher,  loin  des  mères  de  leurs 
enfants,  de  tendres  objets,  pour  leurs  superbes  luper- 
cales.  Des  sages  philosophèrent  au  chevet  de  Thaïs  ! 


LA     RUE     SAINTE 

Donc,  le  soir,  le  Croyant  déambule  et  dans. la  rumeur 
de  ces  rues,  les  Ouled-Nayl,  célèbres  aimées  et  célèbres 
courtisanes,  lui  sourient  de  leurs  seuils  ou  raccompa- 
gnent cyniquement,  le  frôlant  de  leurs  corps  souples, 
lui  soufflant  au  visage  la  fumée  de  leurs  cigarettes. 

Les  voies  sont  étroites  et  dites  rues  Saintes! 

On  y  voit  les  jeunes  et  les  vieux  ;  les  plus  tins  burnous 
s'y  pressent.  Une  lumière  discrète  favorise  toutes  les 
audaces  dans  la  ville  en  fête.  De  place  en  place,  des  cafés 

(')  Réjouissance  musulmane. 


3-2  Biskm 

maures,  e^ue  marquent  des  portières  d'étoffes  lumineuses. 
Chaque  maison  a  des  balcons  et  parfois  un  moucha- 
rabieh, où  s'accroclie  une  lanterne  indicatrice,  quadran- 
gulaire  et  semblable  à  celles  de  nos  villages  français  ; 
une  chandelle  y  fume. 

Elles  bordent  les  marches  de  pierre,  quelques-unes 
se  tiennent  sur  l'escalier  même  qui  conduit  à  leur  cham- 
brette,  un  bougeoir  est  à  portée  de  leur  main,  et  dans 
ces  baies  de  nuit,  le  passant  voit  luire  les  soies  et  clairdir 
les  ceintures  d'argent,  larges  comme  des  cuirasses  ; 
si  quelque  cigarette  s'avive,  la  chétive  lueur  éveille 
l'or  endormi  des  colliers,  allume  les  fards  et  fait  étin- 
celer  dans  l'ombre  les  prunelles  de  jais. 

De  jeunes  élégants  dandinent  leurs  grâces,  font 
savamment  flotter  les  plis  du  burnous  de  fine  laine, 
guettant  l'effet  de  leurs  muettes  supplications  qu'un 
sourire  explique,  prompts  à  saisir  l'aubaine  d'une 
caresse  gratuite —  cadeau  de  l'hétaïre  à  leur  séduisante 
jeunesse... 

D'autres  protègent  le  commerce  de  quelque  parente, 
femme  ou  associée  et,  sans  la  moindre  gène,  indiquent 
aux  hésitants  le  balcon  de  la  plus  belle... 

Et  c'est  partout  la  même  chose  ! 

Un    assas  (i),    vêta  du    burnous    noir,  surveille  la 

(')  Veilleur  de  nuit. 


Biskra  35 

fête  ;  il  a  la  farouche  figure  que  Ton  imagine  aux  janis- 
saires. Il  sourit,  obscène,  indifférent  et  blasé,  mais  au 
bruit  insolite  il  apporte,  pour  trancher  tout  débat,  Tau- 
toriié  du  manteau  noir  et  celle  aussi  de  la  matraque 
dont  il  joue  négligemment. 

Les  danses  arabes  ont  traversé  la  mer,  et  nul  n'ignore 
la  parodie  qu'en  donnent,  à  chaque  foire,  les  baraques 
de  quelques  Fathma.  La  singerie  que  Ton  accommode 
au  goût  européen,  devait  être  une  déviation  malsaine 
du  véritable  spectacle  musulman,  elle  le  fut.  On  donna 
surtout  aux  curiosités  cosmopolites  la  vue  disgracieuse 
d'un  tressaillement  de  Tépiploon.  Et  maintenant, 
retrouve  qui  peut,  sous  l'abominable  et  obscène  traves- 
tissement, le  véritable  canevas  de  l'initiale  chorégra- 
phie qui,  selon  Fromentin,  est  l'éternel  thème  amou- 
reux sur  lequel  chaque  peuple  a  brodé  ses  propres 
fantaisies    '). 

Toutes  les  coquetteries,  toutes  les  caresses,  tous  les 
élans  d'amour  de  la  femme  trouvaient  place  dans  l'au- 
thentique divertissement.  C'était  tout  un  symbole  de  la 
lutte  galante,  avec  ses  résistances,  ses  défaillances,  ses 


(')  Parfois  dans  les  mêmes  rues  algériennes  on  rencontre,  voi- 
sines, les  Malaguaises  et  les  Ouled-Nayl,  et  certes  il  y  a  plus 
d'un  rapport  entre  les  chorégraphies  que  l'on  peut  voira  Grenade 
aux  quartiers  des  Albaycines,  et  les  divertissements  des  cafés 
maures.  Une  parenté  s'y  révèle  et  il  serait  curieux  d'établir  par 
quels  avatars,  tel  ondoiement  arabe  put  devenir  telle  séguedille. 


36  Biskra 

douces  fins,  avec  la  complication  passionnelle  que  la 
délicatesse  d'une  race  d'amoureux  avait  su  y  mettre... 

Les  uns  y  virent  une  «  méthodique  boiterie  »  et  admi- 
rèrent surtout  les  voiles  blancs  qui  palpitaient  derrière 
les  ballerines  comme  autant  d'ailes,  les  autres  s'atta- 
chèrent à  la  singularité  desdéhanchements,  et  quelques- 
uns  s'émurent  seulement  de  l'excentrique  déplacement 
du  nombril...  La  pantomime  ayant  perdu  sa  signification 
devant  les  profanes,  le  geste  obcène,  seul,  subsista. 

Au  festival  du  cabaret,  les  danseuses  sont  parées 
extraordinairement.  Sur  la  soie  brochée  des  somp- 
tueuses gandourahs,  l'or  des  colliers  étincelle,  les  cha- 
pelets de  pièces  à  toutes  effigies  tressautent  et  tintent 
sur  leurs  poitrines,  en  même  temps  que  sonnent  aux 
chevilles  les  lourds  anneaux  [khalkhals)  d'argent,  ou  les 
cercles  d^airain.  Aux  oreilles  pendent,  tirant  les  lobes, 
à  la  mode  targuie,  les  larges  boucles  dites  ti:{yabitins. 

Une  estrade  est  ménagée,  au  fond  de  la  taverne  du 
kaouadji,  où  prennent  place  des  joueurs  de  flûtes,  de 
fifres  et  de  chalumeaux;  ces  derniers,  comme  des  joueurs 
de  trompette,  enflent  leurs  joues  d'un  souffle  puissant 
et  obtiennent,  au  prix  d'exorbitants  efforts,  les  aigres 
filets  de  son,  dont  l'acuité  éclate  et  détone  dans  la  sau- 
vage symphonie. 

On  voit  là  les  danses  dites  des  mains,  des  foulards, 
des  couteaux  ;  les  bras    levés  semblent  jongler  en  l'air 


Biskrj  3(j 

avec  d'invisibles  objets  ou  simplement  porter  de  légères 
amphores.  Suivant  le  rythme  lent  ou  rapide  elles 
remuent  alternativement  bras  et  cuisses,  tantôt  presque 
accroupies,  tantôt  le  corps  plo)-é  en  arrière,  la  poitrine 
saillante,  et  la  scène  finit  parmi  les  spectateurs  que  les 
écharpes  frôlent;  le  dernier  acte  est  celui  de  la  sébile 
où  tombent  gros  sous  et  pièces  blanches. 

Parfois,  à  certains  moments,  sans  interrompre  les 
figures  de  leur  ballet-pantomime,  elles  jettent  de  carac- 
téristiques et  stridents  you  !  you  !  aigus  et  âpres,  tant, 
que  l'on  dirait  a  des  râles  de  fauves  ». 

Les  corps  sont  souples,  félins,  lascifs,  et  nul  ne  se 
dérobe  à  Temprise  de  certains  grands  yeux  noirs,  cernés 
de  koheul,  quand  ils  ne  brillent  pas  du  feu  mauvais 
qui  flambe,  en  tout  endroit,  dans  la  prunelle  des  pros- 
tituées. Il  y  a  de  rares  têtes  de  sphinx,  dont  la  beauté 
arrête  et  surprend,  et  des  têtes  mutines  d'adolescentes. 
Les  coiffures  sont  curieuses,  bonnet  pointu  des  Cons- 
lantinoises,  posé  sur  le  côté  et  couvert  d'un  foulard 
de  soie  brochée  d'or,  diadème  des  Onled-Nayl,  qui  en 
fait  autant  de  reines  barbares,  avec  le  casque  énorme 
où  la  laine  grossit  la  touffe  de  jais  des  chevelures.  Sur 
les  visages  maquillés  à  l'excès,  quand  nulle  passion  ne 
les  anime,  règne  la  tranquille  impudeur,  ou  peut-être 
seulement,  l'acceptation  placide  de  la  tâche  assignée  par 
la  fatalité. 


LES     ETOILES 


Chaque  bled  (' )  en  a  de  célèbres  :  à  Boghari,  Sultana, 
fameuse  parmi  les  orientalistes;  à  Tlemcen,  Yaniina; 
à  Biskra  même,  plusieurs  ont  leur  histoire,  telle  cette 
Farfaria,  qui  put  voir  de  sa  fenêtre  s'entr'égorger  pour 
elle,  spahis  et  Marocains  {-).  Embarka  dont  la  tête  de 
femme  fellah  fit  quelques  victimes  jusque  parmi  les 
colons;  Meryem  enfin,  qui  reçoit  littérateurs  et  pein- 
tres, et  chez  qui  se  rencontrent  les  dilettanti  d'Albion 
et  les  névropathes  de  Paris. 

Elles  ont  leurs  coutumes  légendaires  et  leurs  supers- 
titions. Ces  filles,  qui  croient  au  mauvais  œil  et  consul- 
tent la  guzla,  demandent  ingénument  au  Prophète  des 
filtres  qui  portent  Tamour  au  cœur  des  hommes;  un 
malin  marabout  leur  indiqua  le  mherdoiib,  mélange  en- 
sorcelant d'épices,  de  viandes  et  d'abricots  secs  ;  un  autre 
a  dit  :  «  Prenez  votre  plus  blanche  mule  et  gagnez  la 
plaine  en  semant  du  sel,   tout  homme  qui  en  écrasera 


(*)  Ville,  village  en  arabe. 

C^)  On  ramassa  lo  cadavres  et  révénemcnt  tragique  de  la  rue  des 
.«  Ouled  »  eut  un  long  retentissement.  Farfaria  aujourd'hui  en 
retraite,  a  enseigné  les  bonnes  traditions  à  ses  trois  hlles  :  Faby, 
Rawacha  et  Rnaïa  (Voir  Fréchon,  Algérie  artistique  et  pittoresque). 


JBiskra 


41 


un  grain  vous  scia  Hdèle.  »  On  pcui  voir  dans  certains 
villages  du  Sud  des  poignées  de  gros  sel  aux  seuils 
des  filles  mauresques. 

Le  café  d'El  Yahoudi  satisfait  mieux  peut-être  que 
celui  des  Ouled-Nayl  les  curiosités  vulgaires;  la  boîte 
à  musique  de  la  province  immonde  s'y  est  transportée, 
des  filles  y  chantent  tout  en  dansant,  et  le  grinçant 
orciiestre,  aggravé  ici  d'un  horrible  violon,  prélude  par 
la  Marseillaise  et  sait  la  chanson  de  Pimpin. 

Pour  un  œil  exercé,  les  juives  ont  simplement 
repris,  en  exagérant  peut-être  la  mimique  lascive,  les 
scènes  des  aimées  mauresques.  Elles  psalmodient  plus 
qu'elles  ne  chantent,  sur  quelques  notes  nasillardes  et 
suraiguës.  Nulle  passion  ne  les  anime,  et  ce  ne  sont 
que  des  bateleuses  sans  style  et  sans  nerfs,  dévidant  avec 
des  gestes  convenus  le  fil  interminable  de  leur  com- 
plainte. 

Elles  viennent  de  Constantine  ou  de  Tunis,  et  se 
sont  etïorcées  —  dans  le  vice  de  la  ville  —  à  moderniser 
les  traditionnelles  chorégraphies.  Elles  y  ajoutèrent 
quelques  tristes  piments  européens  et  le  sourire  enga- 
geant qu'elles  tinrent  des  créatures  de  nos  bouges  et 
des  beuglants  mal  hantés.  Quand  les  graisses  préma- 
turées n'ont  point  alourdi  leur  taille  et  que,  sur  leur 
visage,  de  ruisselants  saindoux  ne  fondent  point  avec  les 
fards,  elles  sont  souvent  d'une  extraordinaire  beauté. 


42  Biski-a 

Chez  certaines,  la  splendeur  ancestrale  des  Judith  et  des 
Salomé  rayonne,  et  si  les  temps  mirent  à  leurs  lèvres 
d'autres  sourires,  à  leurs  bras  d'autres  bijoux,  on  voit 
dans  la  profondeur  de  leurs  yeux,  toute  la  ténèbre 
fascinatrice  de  ceux  d'Hérodias. 

Elles  collent  à  leurs  fronts,  pendant  la  quête  faite 
d'un  geste  aisé,  une  pièce  blanche,  indication  de  l'au- 
mône qu'elles  attendent,  ou  peut-être  symbole  de  la 
vénalité  de  leurs  caresses. 

Une  partie  de  la  nuit  tiède,  les  Arabes  circulent  ou 
demeurent  au  cabaret.  Gagnant  sur  le  tard  leurs  cases  de 
toubes,  ils  songent  sans  doute  que  dans  le  jardin  du  plai- 
sir, Al  Naïm,  de  jeunes  garçons  les  recevront  au  bord 
d'un  étang  clair  et  leur  amèneront  les  compagnes  douces 
et  belles  dont  l'haleine  fleure  le  syringa;  ils  songent 
assurément,  ces  enfants  amoureux,  qu'ils  seront  à  la 
fleur  de  leur  âge  et  pourvus  de  la  force  de  cent  hommes, 
car  Allah  met  la  vigueur  des  élus  à  la  hauteur  de  la 
volupté,  et  ils  rêveront  sur  leur  natte,  de  la  tente  de 
perles  d'hyacinthe  et  d'émeraude  préparée  pour  la 
sieste  éternelle. 


PANORAMAS  ET  JARDINS 


Pour    qui    monte    au    col     de  Sfa,    par    le  chemin 
des  diligences  surannées,  vers  l'heure  du  couchant,  le 


soleil  théâtral  prend  coquettement  des  poses  en  mou- 
rant, la  rutilante  bouée  flotte,  puis  s'enfonce  avec 
lenteur  dans  un  océan  d'or. 


^^  Biskt\i 

La  route  zigzague  dans  les  flancs  de  la  montagne, 
des  caravanes  de  chameaux,  de  mulets  et  de  bourricots 
la  gravissent  avec  lenteur,  gagnant  El  Outaïa,  la 
riche  plaine  des  temps  romains.  Le  site  est  dénudé,  çà 
et  là  des  carcasses  blanches  de  bêtes  de  somme,  mar- 
quent de  signes  désolés  les  versants  caillouteux. 

L'aspect  des  roches  témoigne  des  cataclysmes  an- 
ciens, des  dunes  moutonnent  les  collines,  et  l'on  dirait 
d'une  mer  aux  vagues  solidifiées  par  quelque  magie  (i). 
Sur  la  crête,  le  génie  militaire  avait  placé  jadis  un 
poste  de  télégraphie  sémaphorique,  cabane  où  des  géné- 
rations de  troupiers  gravèrent  leurs  noms.  Les  vents  font 
rage  dans  ce  refuge,  glacés  par  les  cimes  des  Aurès, 
ou,  surchauftes  par  les  courants  sahariens,  les  éner- 
vants siroccos.  Sur  l'autre  versant,  la  route  fuit  dans 
les  orges  qui  font  là-bas  comme  un  lac  de  verdure  où 
flottent  de  rares  bordjs  (-)  blancs. 

Plus  loin,  vers  le  nord,  à  l'horizon  bleuté,  on 
voit  les  monts  qui  sont  une  infranchissable  barrière 
aux  nuages  et  aux  frimas  du  septentrion,  gardiens 
fidèles  de  l'azur  immarcescible. 


Cj  Les  environs  offrent  de  grandes  ciiriositcs  aux  minéra- 
logistes; on  y  trouve,  outre  d'excellent  gypse,  de  la  pierre  à 
chaux,  toute  la  série  des  grès  vers  Chetma,  du  kaolin  dans  les 
Ziban,  de  Talbâtrc  vers  El  Outaïa,  du  cinabre  et  même  une 
pierre  presque  précieuse  :  la  calcédoine. 

(-)  Sorte  de  ferme  fortifiée. 


Biski\7 


45 


Vers  le   sud,    le   désert  apparait  vraiment    selon    la 

métaphore  des  premiers  guides,  comme  la  peau  d'une 

panthère 

colossale, 

dont  les  ta- 

chetures 
seraient  les 
oasis.  En 
descendant, 
à  mi-colline, 
parmi  les  va- 
gues vertes 
des  ksour, 
les  mouton- 
nements des  cimes  innombrables,  des  minarets  sur- 
gissent; le  dôme  énorme  du  Dar-Diaf,  le  Royal- 
Hotel,  caravansérail  dont  l'orgueil  s'exalte  en  un 
belvédère  pavoisé,  et  plus  loin  les  humbles  tours  qua- 
drangulaires  des  mosquées. 

L'oued  marque  au  bord  de  Toasis  un  immense 
sillon,  une  grève  de  galets  et  de  sables,  de  ternes  végé- 
tations, où  paissent  le  jour  des  bêtes  isolées,  où  la 
nuit  hurlent  les  chiens  errants  et  les  fauves.  Triste 
grève  d'où  la  mer  serait  partie  pour  jamais,  laissant  la 
désolation  d'un  vaste  lit  abandonné. 

Depuis  l'éminence  de  Raz-el-Ma,  une   source   mur- 


Royal- Hôtel. 


4G  Biskra 

mure  à  Técart  et  se  cherche  un  lit,  sur  le  bord  de  la 
grande  rivière  ;  elle  glisse  timide  et  gazouillante  sous 
de  discrètes  verdures  et  ce  ruisselet  qui  clairdit  à  peine 
par  place  est  la  scguia,  frêle  artère  qui  porte  en  elle  la 
fertilité  des  ksour. 

Deux  ou  trois  jours  Tan,  le  torrent  se  précipite  des 
hauteurs  de  FAurès,  et  emplit  Timmense  plage,  l'oued 
roule    quelques    heures    chaque    printemps,    avec    un 


bruit  de   mascaret,   les    eaux   des   grands  monts,  vers    | 
l'avide  désert  qui  les  boit. 

Au  bord  même  de  la  rivière  s'élève  une  mu- 
raille éclatante,  percée  de  Jours  semblables  aux 
arches   d'un    grand    et     incxpliquable    pont,     cest    le 


48  Biskra 

château  Landon  ('),  enclos  de  merveilles^  où  chaque 
passant  vient  s'égarer  durant  une  heure  impérissable 
au  fond  du  souvenir. 

Un  rideau  de  superbes  palmiers  et  la  murmurante 
segiiia  y  conduisent.  Les  allées  sont  larges;  les  Arabes, 
gardiens  muets,  y  circulent  à  pas  ouatés  et  la  lumière 
se  joue  parmi  les  formes  vertes  qui  s'élancent  et  s'en- 
lacent dans  la  plus  capricante  fantaisie.  Il  y  a  quelque 
chose  d'apeurant  dans  le  mystère  de  ces  ombrages  et 
plusieurs  y  rêvèrent  de  l'allée  fatale  qui  conduisit  Ake- 
dysséril  au  temple  de  Siva.  La  lumière  enfin  se  tait  et  la 
rêverie  plane  libre  par  l'ombre  et  le  silence. 

Il  y  a  là  tous  les  palmiers  :  le  royal,  celui  de  Java,  les 
soixante-douze  espèces  cataloguées  et  peut-être  d'autres 
encore;  des  figuiers  de  Barbarie,  d'Inde  et  des  pagodes, 
des  bananiers,  des  lataniers,  des  cocotiers  aux  régimes 
mort-nés,  des  cactus,  des  youccas  du  Brésil,  de  la  Ca- 
roline et  du  Texas,  des  bordures  graciles  de  bambous, 
et  des  éclaircies  de  pelouses,  et  des  arceaux  avec  pour 
fond,  l'infini  du  désert,  le  bleu  du  ciel,  ou  les  perspec- 
tives grises  de  l'oasis  d'El  Alia. 

Décor  de  féerie  en  vérité,  où  la  sagesse  d'un  Yankee 


(')  M.  le  comte  Landon  de  Longeville,  un  savant  et  un  homme 
de  goût,  sut  faire,  à  Biskra,  par  de  patients  efforts  et  au  prix 
d\ine  fortune,  une  collection  botanique  célèbre  dans  le  monde 
entier. 


Biskra 


49 


devient  folie,  où  ses  yeux  atiendent  au  tournant  de 
chaque  sentier  une  princesse  de  Shéhérazade  indiquant 
quelque  Sésame  ignorée,  pour  un  trésor  de  recueil- 
lement, pour  le  palais  du  meilleur  sommeil. 


Un  kiosque  otfre  des  divans  bas  au  promeneur;  les 
lianes  mauves  des  bougainvilliers  en  décorent  les  baies 
mauresques  et  retombent  çà  et  là  en  rameaux  tendus 
pour  la  cueillaison.  De  la  terrasse  haute  qui  borne  le 
jardin  de  féerie,  l'œil  découvre  les  troublantes  perspec- 
tives du  Pays  de  la  soif  et,  passé  la  rivière,  désolée, 
les  proches  verdures  d'El  Alia,  oasis  jumelle  que  l'on 
veut  croire  pleine  aussi  de  rares  frondaisons.  Plus  près, 
au  milieu  même  du  lit  de  pierre,  le  marabout  de  Sidi 
Zerzour —  Monseigneur  Sansonnet,  patron  de  Biskra  — 


5o  Biski-a 

dresse  son  éblouissante  koubba  (ij.  Selon  la  légende 
qui  déclare  que  jamais  le  flot  ne  prévaudra  contre  ses 
pierres,  pourtant  disjointes,  le  marabout  se  maintient 
immuable,  insensible  aux  morsures  du  soleil  ardent,  tel 
un  stvlite  vêtu  de  roches  et  défiant  l'éternité. 


(')  On  nomme  ainsi  la  coupole  ronde  et  blanchie  à  la  chaux  qui 
domine  parfois  les  mosquées  et  les  tombeaux  musulmans. 


KSAR 


Le  jour,  la  lumière  baigne  le  village,  le  chauffe,  le 

caresse  et  l'endort.  

L'architecture  des 
ksoin'  semble  de 
quelque  cyclope. 
Les  massives  mu- 
railles déterre  sup- 
portent les  terrasses 
que  dominent  çà  et 
là  de  dérisoires  pa- 
rasols de  palmes. 

On  dirait  d'une 
ville  de  terre  aban- 
donnée ;  pourtant 
les  habitants,  sur 
les  midis  étince- 
lants,  ne  sont  point 
aux  champs  pour 
de  hâtives  fenaisons;  nulle  fâcheuse  soldatesque  ne  les 
a'chassés  loin  de  leurs  demeures  endormies  dans  la  paix 


52  Biski-a 

lourde...  Quelques  coqs  chantent,  érigés  sur  de  vilains 
géliniers;  un  vol  d'oiseaux  fend  Tair,  grand  voile 
oblique  déchirant  l'azur  cruel. 

Le  village  dort  et  son  sommeil  est  une  mort  incertaine, 
si  bien  que  l'on  veut  voir  partout  des  ruines  éparses. 
On  s'y  promènerait  avec  une  crainte  superstitieuse, 
sans  les  chiens,  apparus  en  des  interstices  et  qui  témoi- 
gnent de  la  présence  des  hommes,  dont  rien  à  cette 
heure  ne  doit  troubler,  sous  peine  d'anathème,  la  sieste 
quotidienne. 

Près  de  la  mosquée  rustique  et  que  des  soldats  ro- 
mains eussent  élevée  à  leurs  dieux  lares,  des  misérables 
occupent  un  coin  d'ombre;  mais  leur  immobilité  est 
celle  des  choses,  et  les  tons  mêmes  des  loques  qui  les 
recouvrent  sont  ceux  des  murailles;  leurs  lèvres  ne  bal- 
butient pas  —  figures  inquiétantes  que  l'on  voudrait 
toucher,  dans  l'angoisse  de  les  savoir  vives. 

Vue  du  minaret  de  Sidi-Abd-el-Moumen,  l'oasis 
apparaît  comme  une  mer  de  palmes  dont  les  vagues 
déferlent  çà  et  là  sur  des  promontoires  gris  qui  sont 
les  terrasses  de  Raz-el-Guerria,  de  Bab-el-Darb,  de 
M'  Cid,  de  Cora,  en  tout  sept  villages,  formant  un 
riche  archipel.  Les  murs  s'effritent;  un  orage  y  a  fait 
des  créneaux,  le  déluge  -eût  dissous  ces  ksour  de  terre 
comme  des  amas  de  sucre. 

Ici,  les  hommes  n'étavent  point  les  choses  qui  tom- 


Biskrj 


53 


bcnt,  et  les  cases  sont  Jetées  là  dans  un  désordre  ha- 
sardeux comme  d'un  gigantesque  dé,  il  y  a  des  terrasses 
disparues  qui  laissèrent  seulement  des  murs  lamentables 


iWL^jyy" '•"- -r^.  ,j 


et  vains.  Parfois  ce  sont  les  cellules  disloquées  de  quelque 
ruche  à  miel  qu'une  main  lourde  aurait  bouleversées. 

Lentement,  timidement,  formes  indécises,  des 
hommes  arrivent,  quand  l'ombre  plus  généreuse  trace 
dans  les  ruelles  des  marges  nettes,  mieux  protectrices. 
Ils  vont  sans  que  leur  rêve  encore  les  abandonne.  Un 
aveugle  endormi  surgit  de  la  poussière  où  il  était 
la  tête  enfouie,  il  secoue  ses  hardes,  tend  son  bâton,  et 
le  regard  vers  le  ciel,  comme  pour  y  lire  le  grand 
secret,  il  entreprend  d'un  pas  lent  la  course  quotidienne 
dont  il  doit  vivre. 


54  Biskra 

La  segui.i  coule  le  long  des  ruelles  ou  au  milieu, 
pénètre  dans  les  habitations  et  ressort  en  murmurant, 
coupe  le  chemin,  baigne  le  tronc  des  oliviers  et  des 
pajmicrs,  puis  va  mourir,  jetant  sur  la  stérilité  avoisi- 
nante,  un  cap  de  verdures,  un  champ  d'orges! 

Parfois,  à  Pendroit  où  le  ruisseau  s'élargit,  des  lavan- 
dières, les  poings  sur  les  hanches,  jambes  nues  et 
gandourahs  retroussées,  dansent  une  étrange  gigue  sur 
le  linge  que  leurs  pieds  adroits  roulent  en  boule,  battent, 
déroulent  et  lavent  sur  de  larges  pierres  plates  que  l'usage 
a  polies  comme  des  marbres. 

VIEUX    TEURS     ET     JEUNES     BISKRIS 

Un  tunnel  se  présente;  —  une  maison  s'est  bâtie  sur 
le  chemin  ;  dans  Tombre,  sous  ce  pont,  quelques  indolents 
fument  en  devisant,  accroupis  sur  un  tronc  de  palmier, 
ou  à  même  le  sol.  Leurs  paroles  sont  rares  et  ils  les 
espacent  d'un  temps  de  rêve,  les  complètent  d'un 
regard  ou  d'un  sourire. 

Ce  sont  les  vieillards  de  la  djetnmaa  {^)\  ils  ont  les 
figures  farouches  des  anciens  teursQiàts,  barbes  incultes 
où  les  fils  d'argent  l'emportent.  Graves,  ils  veulent  igno- 
rer l'étranger  qui  les  frôle,  et  qui  souille  de  son  pied 

\^,  Assemblée  de  notables,  sorte  de  Conseil  municipal. 


Bisk/\T 


55 


la  cendre  de  leurs  chemins.  S'ils  le  regardent,  leur 
expression  est  indéfinissable,  et  la  haine,  le  dégoût,  la 
menace  s'y  révèlent  tour  à  tour.  Ces  débris,  dont  les 
pères  furent  les  vaillants  de  la  défaite,  parlent  à  l'écart, 
comme  tels  vieux  légionnaires  réformés,  de  la  gloire 
disparue  d'Islam,  et  peut-être  aussi  de  la  fatalité  des 
lendemains! 

Plus  tard  encore,  dans  le  jour,  les  enfants  s'éveillent, 
quittent  comme  des  oiselets  les  coins  de  natte  où  ils 
reposaient,  ils  s'ébat- 
tent par  la  rue,  ils 
surgissent  de  toutes 
les  portes, emplissant 
l'oasis  décris.  Il  yen 
a  tout  un  vol.  — •  Ces 
petits  sont  loquaces, 
étourdissants  ,  vifs. 
Ils  grandissent  dans 
les  champs  de  l'oasis, 
librement,  comme 
les  chardons  et  les 
asphodèles;  leurs 
pères  indolents  ne 
dirigent  point  leurs 
premiers  pas,  ne  se  penchent  point  pour  entendre  leur* 
premiers  balbutiements.  Si  quelque  malheur  les  frappe 


56  Biskra 

tandis  qu'ils  jouent  et  vagabondent,  la  famille  les  ense- 
velit et  dit  avec  un  sourire  où  la  résignation  quiète 
remporte  sur  Tamertume  : 

—  Mektoub  R'bbi  :  C'était  écrit  ! 

Leurs  loques  de  couleurs  vives  éclatent  au  soleil, 
comme  le  plumage  des  petites  bestioles  des  îles;  les 
écharpes  qui  enserrent  leurs  corps  menus  sont  rouges, 
jaunes,  amarante,  cerise;  ils  sont  coiffés  de  foulards 
multicolores  ou  de  chéchia;  quelques-uns  sont  envelop- 
pés de  burnous  et  semblent  des  Arabes  de  Lilliput,  dont 
les  capuces  battent  les  talons.  Tout  cela  se  sauve,  pousse 
des  cris  aigus,  criant,  excitant  la  fureur  des  chiens  qui 
se  hérissent.  Derrière  une  porte,  par  un  mince  inters- 
tice, ils  montrent  un  œil  et  une  menotte  salie,  puis, 
bientôt  apprivoisés,  ils  reviennent  en  bande,  familiers^ 
et  pareils  aux  cigales  importunes,  ils  n'ont  plus  qu'un 
cri  dont  ils  persécutent  le  promeneur  : 

—  Sordi?  macache  sordi?...  sordi  barca  ?  (un  sou? 
ne  donneras-tu  pas  un  sou?  un  sou  seulement?) 

Si  l'aubaine  est  lente  à  tomber,  les  gosses  insistent,  si 
le  roumi  prévenu  leur  répond  la  phrase  ironique  et  tra- 
ditionnelle :  «  Passe  demain,  Allah  te  donnera!  »  ils 
s'irritent;  sur  l'air  universel  des  lampions,  ils  chantent, 
—  Un-sor-di,  Un-sor-di  ! 

Alors  leur  acharnement  devient  un  plaisir  et  ils  jouent 
à  avoir  un  sou,  ou  peut-être  seulement  à  causer,  sous 


I 


sç 


58  Bisk}\i 

prétexte  d'un  sou,  le  plus  insupportable  agacement  chez 
le  voyageur  qui  traverse  leurs  folles  petites  joies  d'en- 
fant. 

Sans  doute,  dans  leur  logique  puérile,  ils  considèrent 
la  pièce  du  roumi  comme  leur  dû,  droit  prélevé  sur  le 
passage  et  que  le  faste  de  Tétranger  doit  oublier  en 
la  menotte  du  mesquine  matchachou.  Aussi  courent-ils 
à  perte  d'haleine  derrière  les  voitures,  dans  le  nuage  de 
poussière  qu'elles  soulèvent  sur  la  route  oasienne.  Ils 
sentent  qu'un  petit  sou  leur  est  pris;  la  voiture  les 
vole,  ils  la  poursuivent.  Et  souvent,  dépités,  ils  s'ar- 
rêtent net,  et  les  bras  au  ciel,  la  voix  exaspérée,  ils  lui 
jettent  une  longue  huée  ! 

Le  plus  leste  de  la  bande  propose  parfois  hardiment 
<(  la  course  »;  il  crie  avec  assurance,  sachant  bier 
l'attrait  du  spectacle  qu'il  propose  : 

—  M'sieur,  sordi,  la  course  ! 

Ce  qui  signifie  laconiquement  qu'un  sou  étant  jeté  au 
loin  sur  le  chemin,  le  plaisir  du  charitable  Monsieur 
sera  de  voir  se  ruer  vers  la  pièce  la  petite  troupe  tout 
entière.  Elle  grouillera  un  moment  dans  la  poudre, 
puis,  après  une  courte  lutte,  le  plus  adroit  ou  le  plus 
fort  aura  triomphé,  la  main  haute,  serrant  le  billon  et 
le  mettant  hors  de,  l'atteinte  des  petits,  attachés  ra- 
geusement en  grappe,  le  long  du  bras  qui  les  frustre. 

Ils  préfèrent  la  course,  qui  donne  l'aubaine  au  plus 


I 


Biskra  5q 

agile,  après  un  concours  presque  légal,  au  hasard,  qui 
fait  tomber  en  n'importe  quelle  main  le  sou  que  Jette 
le  passant.  Ceux  qui  turent  trop  loin,  ceux  qui  tendi- 
rent à  contretemps  leurs  petits  bras,  tous  les  mécon- 
tents s'unissent  bientôt  et  recommencent  avec  entrain  la 
musique  que  l'espoir  avait  un  instant  interrompue. 
Ceux  qui  n'ont  rien  eu  se  plaignent,  et  c'est  justice. 
Alors,  seul,  l'énergique  o  Rôôô..!  balek  !  »  les  disperse, 
encore  faut-il  parfois  que  le  geste  affirme  la  menace. 

Il  n'y  a  dans  ces  bandes  bigarrées  et  bruvantes  de 
petits  enfants  aucun  adolescent;  des  petites  filles,  pas 
de  fillettes.  La  précocité  de  la  race  fait  qu'en  un  .jour 
l'enfant,  sans  apparente  transition,  devient  l'adulte,  et 
la  gamine,  la  femme. 

La  joliesse  de  ces  petits  êtres  étonne,  et  nulle  race  au 
monde  peut-être,  n'offre  à  l'œil  de  plus  captivantes 
rondes  de  marmots.  Il  y  a  des  chevelures  de  jais  dont 
les  boucles  courent  et  auréolent  des  tètes  fines  et  jolies 
que  le  soleil  peut  seulement  dorer;  il  y  a  des  chevelures 
que  les^e?z«e/î5ont  faites  d'un  blond  de  safran,  et  toujours 
des  yeux  larges,  éclatants,  profonds  où  Ton  voit  jusqu'à 
l'âme  mutine.  Et  avec  cela  des  poses,  des  coquet- 
teries, des  déhanchements  devinés  de  courtisanes,  les 
sourires  équivoques  d'une  innocence  frêle  que  l'on 
veut  croire  déjà  presciente,  —  «  de  la  graine  d'amour 
qui  vient  d'éclore.  » 


MENDIANTS  !... 


Devant  le  Dar-Diaf,  sous  les  arcades  du  Royal-Hôtel, 
au  bord  des  jardins  Landon,  les  pieds  dans  Teau  le  long 
^  de    la     séguia,    les 

pieds  au  soleil  dans 
la  rue  Sainte... 

Étendus  à  même 
le  sol,  enfouis  dans 
la  poussière  où  pié- 
tinent les  ânes,  les 
chameaux,  les  che- 
vaux ,  quelquefois 
dans  une  ornière 
profonde  qui  sert 
de  lit.  . 

Des    loques,    un 

amas  de  loques,  du 

gris  imprécis  de  la 

poudre,  ou  bien  de 

cette     nuance    que    l'on    nomme    isabellc...    c'est    un 

mendiant.    Rien    ne    remue,     mais     une    voix    gémit 


Biski\7  6i 

comme  un  âpre  chant  de  phonographe,  on  perçoit  des 
syllabes  : 

—  la  Rijal  Biskra!  Atina  maroiif  a  la  khàtir  Rabbi! 
(O  hommes  de  Biskra,  faites  l'aumône  au  nom  de 
Dieu  !) 

Parfois  résonne  durement  le  nom  vénéré  de  Sidi  Abd 
el  Kader-ben-Djilali,  marabout  fameux  de  Bagdad. 

Quand  les  pas  de  l'étranger  résonnent  sur  les 
dalles,  la  lamentation  croit  sous  les  guenilles;  le 
passant  curieux  jette  un  sou,  une  main  sort,  ridée, 
calleuse,  invraisemblable,  et  la  monnaie  a  prestement 
disparu. 

Puisque  le  travail  est  méprisé  par  ces  héros  déchus 
qui  devaient  vivre  de  la  guerre,  la  pauvreté  ne  pouvait 
être  honnie  ! 

Les  misérables  vont  comme  des  saints  qui  ont  le 
courage  singulier  de  l'inertie  et  celui  encore  du  renon- 
cement. 

Tantôt  un  peuple  d'cnfantelets  se  rue,  tantôt  ce  sont 
les  vieux  dont  la  plainte  lancinante  vous  poursuit;  et 
ceux-ci  quémandent  comme  Bélisaire  sur  les  voies  ro- 
maines, ou  bien  l'œil  dur,  brillant,  tel  un  lac  d'acier, 
sous  les  sourcils  en  broussailles,  ils  mendient  avec  des 
mines  redoutables,  tels  des  bandits  en  retraite,  une 
main  tendue  et  l'autre  à  la  solide  matraque  de  palmier. 


TAVERNES 


Le  prophète  s'abstint,  dit-on,  de  café  mais  au- 
jourd'hui, quelques  nomades  des  douars  extrêmes  et 
d'inappréciable  pauvreté,  ignorent  seuls  la  douceur  de 
humer  en  de  fines  tasses  à  fleurs  le  kaouah  parfumé, 
tout  en  soufflant  de  gros  nuages  bleutés  d'un  chébli 
blond.  Les  heureux  habitants  des  A*50Z/r  voisins  de  Biskra 
fument  et  boivent  le  café,  ce  qu'ils  appellent  orgueil- 
leusemcnx  faire  caïd. 

Chaque  village  a  ses  tavernes  étroites  ou  vastes,  nues 
ou  ornées,  suivant  la  richesse  du  ksar,  suivant  le 
nombre  de  ses  clients.  Vers  l'heure  où  le  soleil  se  cache 
derrière  les  palmes,  on  voit  les  habitués  s'acheminer 
avec  lenteur  vers  la  case  du  kaouaciji. 

La  salle  est  grande,  un  coin  en  est  réservé  à  l'attirail 
du  cafetier;  dans  les  plus  riches  de  ces  tavernes,  un 
artiste  a  peint  des  fresques  naïves  sur  le  crépi  de  la 
muraille,  des  tapis  recouvrent  le  divan  de  terre  qui  fait 
le  tour,  des  nattes  sont  sur  le  sol.  Un  jeune  éphèbe 
en  tunique  ou  veste  blanche,  coiffé  de  la  chéchia, 
prépare,  près  du  fourneau  bien  primitif,  la  liqueur 
brune  dans  les  petites  cafetières   tronconiques.   Il    sait 


Biskrj  Ci 

quels  seront  ses  hôtes  et  les  salue  d'un  mot  rapide, 
sans  détourner   la   tête,   sans   interrompre  sa  besogne. 

lei,  nulle  musique,  aucune  bateleuse.  La  fête  se  tient 
ailleurs,  et  ceux  du  village  ont  mieux  encore,  dans  cette 
salle  commune,  un  cercle  qu'un  café'.  Ils  viennent  en 
silence  et  se  rangent  à  leur  place  accoutumée,  qui 
sur  les  nattes,  qui  sur  les  divans,  roulant  des  cigarettes, 
préparant  les  boîtes  de  fer  où  ils  serrent  le  fin  tabac; 
et  fumant,  et  restant,  ils  attendent  sans  impatience  ceux 
qui  tardent. 

Ils  viennent  seuls  ou  par  groupe,  et  ils  entrent  chez 
le  kaouadji  comme  ils  entrent  dans  la  mosquée.  A 
portée  de  leurs  mains,  ils  ont  la  tasse  où  le  café  fume, 
leurs  paroles  sont  rares,  perdues  dans  la  fumée  bleue 
et  ponctuent  seulement  les  rêves  ternes  où  ils  s'abîment. 
Le  démon  du  Jeu  les  tente  parfois,  et  c'est  à  coups  de 
cartes  grasses,  venues  d'Espagne,  qu'ils  se  disputent  un 
maigre  pécule  de  billon.  Autour  des  joueurs,  les 
fumeurs  font  cercle,  suivent  et  apprécient  la  chance, 
tranchent  un  débat,  apaisent  une  dispute  qui  parfois 
éclate,  imprévue,  violente,  laissant  les  adversaires 
furieux  et  se  défiant  d'un  regard  aigu. 

Mahomet  déplora  cette  perversité  chez  son  peuple, 
il  édicta  des  peines  contre  les  pécheurs  endurcis.  Il 
proscrivit  le  jeu  dit  des  /lèches,  par  lequel,  au  moyen 
de  sept  inégales  baguettes,  le  sort  partageait  à  vingt  ou 


64  Bisk!\7 

trente  musulmans,  les  membres  d'un  chevreau.  Les 
joueurs  ne  pouvaient  apporter  leur  témoignage  en 
justice.  Seuls,  les  échecs  trouvèrent  grâce  devant  le 
législateur  qui  considéra  que  le  calcul  étant  la  hase 
de  ce  jeu,  il  ne  pouvait  devenir  pour  les  croyants 
sujet  de  discordes  et  d'immoralité.  Toutefois,  les  figures 
de  bétes,  interdites  par  la  sainte  loi,  ne  devaient  pas  ■ 
exister  parmi  les  pièces  de  l'échiquier. 

Les  croyants  s'attardent,  en  dépit  de  la  règle,  à  leurs 
jeux  aimés.  A  l'heure  du  kouss-kouss,  ils  regagnent 
leurs  logis,  seuls  les  vagabonds  demeurent  assoupis  sur 
les  nattes  et  trouvent  un  gîte  chez  l'hospitalier  kaouadji, 
pour  deux  sous  —  prix  de  la  tasse  même  ^  l'hôte 
les  garde  sous   son    toit  durant  toute  une  nuit. 


CHKZ    EUX 

Le  café  maure  est  une  boutique  où  chacun  s'assied, 
l'Arabe  oublie  le  roiimi  à  ses  côtés  il  n'en  craint  pas  la 
profanation.  Mais  son  logis  est  semblable  à  son  cœur 
et  garde  ses  mystères.  Les  portes  de  ces  cabanes  de 
toube  sont  basses,  plusieurs  ont  dit  pour  que  le  front 
du  visiteur  s'incline  dès  le  seuil,  plus  encore,  croyons- 
nous,  pour  ne  rien  livrer  h  Tœil  indiscret  de  l'étranger. 


Biskra  6î> 

Nulles  ouvertures  ne  trahissent  l'intérieur,  et  par  des 
jours  en  meurtrières,  des  chiens  kabyles  montrent  leurs 
crocs  menaçants.  Le  ksar  semble  désert,  mais  une  vie 
quasi  souterraine  y  persiste;  ainsi  le  visiteur  errant  par 
les  sentiers  du  Moghreb  croit  à  de  fausses  solitudes. 

Toute  curiosité  importune  ces  patriarches,  réfugiés  en 
l'intimité  précieuse  du  gynécée,  les  politesses  du 
langage  bannissent  toute  question  sur  la  vie  familiale. 
Tout  regard  est  inquisitorial  et  vole  quelque  chose  de 
caché  qu'ils  aimeront  moins,  pollue  le  visage  de  leurs 
femmes.  Ils  fuient  l'étranger  ou  le  subissent,  et  leurs 
livres  disent  :  «  Toi  et  ton  frère  contre  ton  cousin,  toi 
et  ton  cousin  contre  l'étranger.  » 

Il  est  dit  encore  :  «  Femme  sans  pudeur  est  comme 
manger  sans  sel  »,  et  ils  cachent  leurs  épouses, non  pas 
seulement  pour  se  garantir  des  possibles  trahisons,  mais 
afin  de  garder  pour  eux  seuls  la  volupté  de  contempler 
leurs  formes,  pour  les  dérober  même  à  Temprise  fatale  de 
l'œil  d'autrui,  qui  peut  retenir  l'expression  d'un  visage, 
la  joliesse  d'un  geste. 

Chez  les  grands,  de  moindre  vertu,  peu  à  peu  la  tra- 
dition s'abolit  ;  on  dîne  chez  l'agha,  selon  la  mode 
européenne,  et  Peffort  d'être  semblable  au  vainqueur, 
triomphe  des  vieilles  répugnances.  La  loi,  d'ailleurs, 
est  de  préceptes  fragiles,  comme  un  tilet  aux  mailles 
lâches  et  faciles  à  distendre. 

9 


66 


Biskt'a 


Dans  le  sud  extrême,  hormis  le  toubib,  qu'introduit 
la  peur  de  mourir,  nul  ne  viole  le  secret  de  la  maison. 
A  Biskra,    mille   contacts    dévièrent   ces   rigidités   des 


croyants,  et  la  faveur  est  auj^/Liivi  iiui  commune,  de 
visiter  les  logis  indigènes.  Guillaumet  conta  la  peine 
qu'il  eut  à  peindre  telles  Aicha,  Fathma  et  autres 
femmes  de  cheikhs  pourtant  dévoués,  les  orientalistes 
sont  aujourd'hui  plus  heureux. 

Si    l'on    pénètre    chez  quelque    villageois,     un    peu 


Biskra  67 

tn'toiirni  (*),  les  chiens  hérissés  aboient,  les  enfants  et 
les  femmes  fuient,  et  c'est  dans  toute  la  maison  un 
terrible  émoi,  que  la  politesse  du  maitrc  ne  peut  dissi- 
muler. Ces  intérieurs  cachent  aux  regards  les  plus 
misérables  taudis,  et  la  simplicité  antique  dédaigne 
ici  le  confort  des  roiimis.  Les  pièces  sont  vastes  chez 
les  riches,  et  donnent  sur  une  cour  centrale  où,  dans  de 
grands  vestibules, tièdes  et  habilement  aérés,  Acsgiierbas, 
outres  en  peau  de  chèvre,  balancent  sur  des  trépieds  de 
bois  une  eau  qui  suinte  et  rafraîchit.  Ces  alcarazas 
oscillants  conservent  à  la  famille  une  boisson  froide, 
mais  empuantie  de  goudron.  De  rares  tapis  et  des 
nattes  d'alfa  forment  tout  rameublemcnt. 

Chez  quelques  riches,  l'horreur  d'un  mobilier  d'aca- 
jou s'étale,  et  les  murs  s'adornent  de  formules  du  Koran 
—  préceptes  tirés  de  quelques  surates. 

La  famille,  d'abord  en  fuite,  revient  pourtant  sur  un 
signe  du  père  et  les  enfants  curieux  s'approchent, 
sournois  et  méfiants.  Les  femmes  à  la  démarche  gra- 
cieusement hésitante,  lèvent  vers  les  intrus  leurs  grands 
yeux  étonnés,  dont  un  cercle  de  koheul  fait  vraiment 
des  yeux  de  gazelles.  Tous  bientôt,  fixent  espièglement 
l'étranger,  mais  un  mouvement  seul  les  décontenance 


(«)  Mot  de  sabir  signihaat  celui  qui  adopte  dans  une  certaine 
limite  les  coutumes  européennes  {retourné). 


68  Biskra 

et  les  maîtresses  de  céans,  glissent  leurs  doigts  que 
l'angoisse  rend  gourds,  dans  les  laines  qu'elles 
tissent,  ou  bien  elles  broient  mollement  dans  les 
vastes  plats  de  frêne,  dus  à  l'industrie  kabyle,  les  fines 
granules  du  kousskouss.  Toutes  ces  femmes,  quand 
elles  sont  jeunes,  ont  des  timidités  et  une  gaucherie 
d'enfantelets  ;  de  rares  privilégiés  virent,  dit-on,  dans 
de  somptueux  harems  des  filles  d'une  rare  beauté!... 
La  décrépitude  des  vieilles  est  lamentable;  la  loi 
musulmane  qui  met  en  doute  l'existence  de  l'àme 
féminine,  est  cruelle  et  ne  voit  dans  la  femme  que 
Tobjet  soumis  et  l'esclave  fidèle  ;  quand  la  beauté  n'est 
plus,  reste  une  triste  ilote  qui  se  traîne  jusqu'à  la 
mort,  horrible  et  résignée. 

L'Arabe  qui  se  méfie  de  l'étranger,  redoute  son  voisin; 
il  se  garde  contre  les  faiblesses  de  ses  femme  s -enfants^ 
pourtant  les  drames  sont  fréquents,  les  amants  auda- 
cieux, les  maris  impitoyables... 


LA  PLAINE 


La  plaine  est  déserte  vers  le  milieu  du  Jour,  des 
{  bourricots  à  Taventure  broutent  le  long  des  troncs  de 
palmiers,  les  chameaux  eux-mêmes  s'affaissent  et 
remuent  avec  bruit  leurs  énormes  mandibules.  Seuls, 
des  nègres  en  turban,  patouillent  la  terre  et  la  paille 
et  confectionnent  les  briquettes  de  toube.  De  rares 
Arabes,  que  pousse  sans  doute  quelque  urgence  extrême, 
passent  au  trot  de  leurs  petites  montures,  les  Jambes 
ballantes  ou  posées  dans  les  deux  paniers  im- 
menses qu'ils  vont  remplir  quelque  part  à  la  ville,  ou 
dans  un  coin  de  l'oasis.  On  entend  dans  l'ombre 
d'un  sentier  :  Rrrr!...  sorte  de  vibration  du  gosier  que 
toujours  accompagne  le  bruit  mou  de  la  matraque 
sur  le  ventre  de  l'animal. 

Les  heures  de  séguia  règlent  pourtant  d'indis- 
pensables labeurs.  Les  habitudes  oasiennes  accordent 
à  chaque  propriétaire,  suivant  ce  qu'il  possède,  un 
temps  d"irrigation  dont  il  doit  profiter.  Chacun  prend 
selon  son  droit   telle  part  du  ruisselet  qu'il  détourne 


jo  Biskra 

en  son  chanip,  et  l'eau  est  parcimonieusement  mesurée 
par  la  largeur  d'un  poing  ferme  {louk^a,  à  Biskra). 

A  l'heure  où  la  séguia  lui  est  abandonnée,  celui  qui 
possède  des  palmiers  dans  l'oasis,  les  visite  et  inonde 
la  rigole  qu'il  a  creusée  à  leur  pied;  c'est  tout  le  travail 
que  la  Providence  lui  demande. 

Sur  le  filet  d'eau,  des  moulins  sont  disposés,  les 
bêtes  de  somme  y  apportent  tout  le  jour  le  grain,  et 
repartent  avec  la  farine  dont  on  fera  les  gâteaux  de 
graisse  et  de  miel. 

Çà  et  là  des  jardins  de  citronniers  et  d'orangers, 
dont  les  fleurs  embaument. 

La  grande  route  blanche  et  poussiéreuse  qui  dispa- 
raît vers  le  désert  de  Saada,  de  Touggourt,  de  Wargla, 
laisse  de  chaque  côté  les  ksour  de  Toasis,  à  gauche 
M'cid,  à  droite  Bab-el-Darb,  Raz-el-Guerria.  D'un 
village  à  l'autre,  les  constructions  ne  diffèrent  pas 
sensiblement,  et  cependant  nulle  monotonie  n'atteint 
le  promeneur  dans  l'ombre  oasienne.  Quelque  chose 
d'encore  inaperçu  surgit  à  chaque  détour,  du  haut  de 
chaque  minaret  l'océan  vert  prend  d'autres  aspects,  et 
chaque  heure  différente  dispense  d'autres  lumières. 

Ici  c'est  Sidi-Joudi,  le  sanctuaire  de  Raz-el-Guerria, 
là  Sidi-Melek,  le  sanctuaire  de  M'cid  ;  non  loin  dans 
ce  même  ksar,  le  cyprès  dont  la  tète  dépasse  les 
palmes  les  plus  hautes. 


I 


72 


Biskra 


Près  le  grand  chemin  du  désert  qui  fait  nettement 
deux  parts  de  la  Reine  des  Ziban,  on  peut  voir  sur 
un  mamelon  dénudé  des  restes  bien  informes,  ou  per- 
sistent pourtant  de  vagues  silhouettes  de  forteresses 
movennageuses  :   murs  de  terre    géants,    percés  çà   et 


i 


là  de  meurtrières  oblongues  que  le  temps  a  obstruées 
de  débris;  des  créneaux  qu'il  faut  deviner,  car  les  pluies 
en  ravinèrent  les  échancrures  maintenant  démesurées. 
Cette  vieille  kasbah,  vétusté  et  qui  d'elle-même  s'en- 
terre et  se  démantèle,  est  toute  l'image  de  la  vieille 
gloire  d'Islam  qui,  plus  profondément  tombée  chaque 
jour,  s'ensevelit  (i). 

(')  Ce  fut  le  14  Mars  1844  'îue  s'arrêtèrent  au  pied  de  la  cita- 
delle les  bataillons  du  duc  d'Aumale.  Ahmed  Bel  Hadj  comman- 
dait au  nom  d'Abd  el  Kader  les  troupes  indigènes,  il  se  retira  et 


Bisli,\r 


73 


Dans  ce  coin,  de  rares  événements  troublent  la 
quiétude  de  nécropole;  pourtant,  parmi  les  poussières 
de  la   vieille   citadelle    turque,    on  donne  des  réjouis- 


sauces  publiques  et  les  bateleurs  prennent  la  place 
des  guerriers.  La  fête  indigène  promène  sa  gaîté 
sur  le  vieux  trophée  qui  s'efface.  Une  foule  y 
grouille  ces  jours  de  joie,  des  cris  retentissent,  des 
noubas    grincent    et    les    forains    noirs    exécutent  des 


évita  ainsi  l'assaut.  On  laissa  seulement  huit  Français  pour  la 
garde  du  fort;  pendant  la  nuit  du  1 1  au  12  Mai,  ils  furent  surpris 
et  tués.  On  croit  qu'une  cantinière,  du  nom  de  Marie,  excita  les 
convoitises  des  indigènes  et  causa  le  massacre  ;  cette  fille  vécut 
longtemps  depuis  sous  la  tente  de  Bel  Hadj,  et  lui  donna  plu- 
sieurs enfants.  (Voir  Fréchon,  Algérie  artistique  et  pittoresque.) 

10 


Biskra 


74 

tours.  Ces  paillasses  ambulants  jouent  d'une  cithare 
primitive,  battent  de  la  grosse  caisse  et  se  tortillent 
avec  des  mines  passablement  comiques.  Les  nègres 
soudanais,  clowns  et  funambules  du  désert,  colportent 
ainsi,  de  villages  en  villages,  leurs  bouffonneries  et 
leurs  musiques.  Des  enfants  pépient  dans  cette  foire 
et  font  le  vacarme  de  cent  mille  cigales,  on  les 
divertit  par  de  grotesques  jeux,  semblables  aux  petites 
sauvageries  de  nos  campagnes,  dites  jeux  de  la  poêle, 
courses  en  sac  et  autres  facéties  à  grands  succès. 

Non  loin,  à  Tentrée  du  ksar  de  Bab-el-Darb,  une 
guinguette  semblable  aux  pavillons  banlieusards  fut 
récemment  érigée  par  quelque  mercanti  fort  avisé.  Là, 
le  populaire  biskri  vient  s'ébattre  et  bruire,  les  soirs 
dominicaux.  Là,  dans  ce  cottage  hétéroclite,  voisin  du 
fort  des  Teurs  et  perdu  dans  les  orges  musulmanes,  ils 
viennent  de  la  ville  se  donner  Fexquise  illusion  d'une 
partie  de  campagne,  à  rinstar  de  ces  citadins  qu'ils 
furent  naguère,  en  quelque  vague  province,  pourtant 
inoubliée  ! 

A  droite  de  la  grand'route  qui  mène  du  vieux  Biskra 
vers  la  ville,  une  vaste  construction  à  colonnades  dont 
la  blancheur  éblouit,  porte  en  langue  arabe,  inscrit  sur 
sa  façade,  le  mot  «  Bit-Allah  »  —  Maison  de  Dieu.  Le 
cardinal  Lavigerie  —  ce  héros  digne  des  anciens  âges 
et  qui  fut  trop  grand  pour  un  siècle  de  tristes  guerres 


1 


Biskm  75 

et  de  pauvres  vertus  —  rêva,  dit-on,  d'établir  là  le 
quartier  général  d'un  corps  d'armée  de  conquête  spiri- 
tuelle. Les  Frères  armés  du  Sahara  devaient  unir  la 
douceur  évangélique  des  apôtres  à  la  vaillance  guer- 
rière des  croisés.  Disparus  les  Frères  armés!  disparu 
le  chrétien  aux  rêves  grandioses  I  Dans  ce  cloître,  ca- 
serne autrefois,  des  sœurs  pales  sous  les  bonnets  blancs, 
circulent  autour  des  malades,  en  l'Hôtel  Dieu  de  Mon- 
seigneur le  Cardinal. 


76 


Biskra 


ÉVÉNEMENTS 


A  quelque  distance  de  l'hôpital  des  sœurs  blanches, 
sur  la  même  route  du  désert,  on  voit  un  champ  mou- 


tonné, qui  de  loin  parait  un  coin  de  terre  qu'une  mul- 
titude de  taupinières  désole;  mais  les  koubbas  rondes 
et  blanches  où  reposent  des  marabouts  vénérés  ou  des 
cheikhs,    signalent  le  champ  des  morts.   Les  cortèges 


Biskra  77 

sont  fréquents  sur  la  grandVoute;  les  tolba  (')  marchent 
en  tête,  puis  vient  le  cadavre  sur  la  claie,  dessinant  sa 
forme  sous  une  draperie.  Les  proches  du  défunt  le 
portent  en  terre  et  ses  amis  suivent  en  récitant  les 
prières.  A  son  domicile,  les  femmes  se  lamentent  et  se 
déchirent  de  leurs  ongles  le  visage  et  la  poitrine. 

Le  cimetière  sans  clôtures  est  ouvert  à  tous  les  vents; 
le  jour,  quelques  burnous  y  sont  accroupis  et,  au  clair 
de  la  lune,  les  chacals  y  rôdent,  allumant  Tobscurité  de 
leurs  prunelles  phosphorescentes. 

Aux  cimetières  mozabites,  on  voit  communément  sur 
les  tombes,  des  vases  de  poterie  brisés,  symbole  naïf  de 
la  fragilité  de  la  vie  qui  se  fêle  au  hasard  des  chocs, 
ou  peut-être  indication  précise,  puisque  deux  tessons 
ne  sauraient  se  ressembler. 

De  rares  événements  troublent  la  quiétude  des  ksour, 
les  longues  siestes  et  la  suprême  douceur  du  repos  noc- 
turne de  la  Perle  des  Oasis.  Qu'ils  naissent  ou  qu'ils 
meurent,  les  croyants,  soumis  à  la  volonté  d'Allah,  se 
réjouissent  avec  modération  et  se  lamentent  sans 
désespoir.  Le  mariage  surtout  les  intéresse,  c'est 
la  seule  fête  familiale  où  ils  manifestent  ostensi- 
blement. 

Une  fête  et  une  bombance  précèdent  et  suivent  Fen- 

('j  Pluriel  arabe  de  thaleb,  Icuré. 


78 


Biskra 


lèvement  de  Tépousée  ;   les  yoû  !  yoù  !   yoû  !   aigus  et 
stridents    des    femmes,    retentissent  par  les  rues;    ces 


clameurs  particulières  sont  les  mêmes  que  poussent 
dans  les  rnbitas,  les  danseuses  des  Ouled-Nayl;  elles 
semblent  caractériser  toute  grande  joie,  bien  que  Ton 
distingue  d'abord  dans  leur  excessive  acuité,  la  terreur 
et  presque  la  souffrance  hurlante. 

Au  lendemain  des  noces,  dans  les  villages  où  les  rudes 
mœurs  antiques  ont  persisté,  on  a  coutume  de  promener 


Biskra  yg 

par  les  rues  les  linges  ensanglantés,  qui  témoignent  de 
la  victoire  de  l'époux  sur  une  vierge,  pour  Je  plus  grand 
honneur  des  mariés. 

Le  soir,  les  gens  de  la  famille  font  parler  la  poudre 
et  c'est  la  manière  des  hommes  de  manifester  leur  joie, 
comme  celle  des  femmes  est  de  jeter  de  grands  cris 
d'enfants  effrayés. 

Seul,  le  7'amadan  modifie  profondément  Taspect  et 
la  vie  des  ksour.  Le  jeûne  annuel,  toujours  respecté  des 
indigènes,  même  les  plus  dissolus,  dure  une  lune.  Il  com- 
mence à  l'heure  où  Tastre  de  la  nuit  n'est  dans  le  ciel 
qu'un  imperceptible  fil  d'or,  il  finit  lorsque  quatre 
adonis  (')  distinguent  la  lune  nouvelle  au  28'  jour.  Nul 
ne  mange,  ne  boit,  ni  ne  fume  ;  les  plus  scrupuleux  res- 
pirent, dit-on,  par  le  nez,  faiblement,  avec  parcimonie. 
Mais  dès  que,  du  haut  du  minaret,  le  mueddin  s'apprête 
à  lever  le  drapeau,  signal  de  la  fin  de  la  dure  abstinence 
quotidienne,  les  cigarettes  se  préparent,  les  allumettes 
flambent  et,  quand  le  chiffon  vert  s'agite,  la  première 
bouffée  tourbillonne  bleuâtre,  les  plus  affamés  grigno- 
tent des  galettes...  Un  coup  du  canon  roiimi  souligne 
le  geste  de  la  mosquée.  Le  parfum  des  cuisines  emplit 
l'oasis,  «  aux  ouled  »  les  musiques  commencent,  et  la 
fête  durera  toute  la  nuit. 

(')  Prêtres  musulmans. 


8o  Biskra 

Les  mosquées  s'emplissent  durant  ces  quatre  phases 
lunaires  consacrées  au  Prophète.  Partout,  quand  vient 
le  soir,  Thorizon  s'orne  de  silhouettes  gesticulantes,  les 
prosternations  sont  d"une  ferveur  extrême  et  les  bras, 
tendus  vers  la  miséricorde  d'Allah,  supplient. 

Les  plus  endurcis  subissent  la  menace  du  Coran  et 
les  plus  impies  s'amendent,  sentant  au  fond  d'eux- 
mêmes  que  ces  heures  du  ramadan  sont  à  Dieu.  Tel 
qui  buvait  l'absinthe,  la  repousse  d'un  geste  dolent, 
mais  énergique. 

Leur  piété  naïve  croit  à  l'efficacité  de  cette  trêve  dans 
toute  une  année  d'infamie,  et  ces  Jours  doivent  les  puri- 
fier, pour  tout  le  mal  qui  précède  et  pour  tout  celui  qui 
suivra. 

Les  croyants  vont  par  les  jardins  et  les  squares  de  la 
ville,  égrenant  leurs  chapelets,  regardant  languissam- 
ment  l'eau  limpide  des  fontaines,  qu'ils  ne  peuvent 
boire,  et  quand  le  cycle  des  temps  place  le  Jeûne  annuel 
au  cœur  de  l'été,  le  ramadan  devient  une  affreuse 
torture  que  les  plus  faibles  supportent  sans  gémir, 
attendant  avec  de  grandes  angoisses  le  crépuscule  qui 
délivre. 

Une  fête  monstre  termine  la  période  du  Jeûne,  comme 
notre  carnaval  précède  notre  carême.  Ils  sortent  éten- 
dards au  vent,  noubas  en  tête,  et  parcourent  les  rues  avec 
la  Joie  de  convalescents  qui  renaissent  à  la  vie.  Ils  re- 


I 


Biskra 


8i 


tournent  à  leurs  affaires  et  à  leurs  plaisirs  auxquels  le 
Prophète  malin  les  avait  ravis. 
Même  en  temps  de  ramadan,  le  jour  eât  à  Dieu,  la 


nuit  à  ses  tils,  mais  le  soir  a  pour  les  sages  les  éditi- 
cations  d'une  haute  vertu.  Dans  un  local  réservé,  un 
iman  fait  des  exhortations  et  des  lectures  qui  ne  sont 
pourtant  ni  la  surate  delà  Fourmi,  ni  celle  de  la  Vache, 
ni  les  poèmes  d'Antar...  L'orateur  parle  avec  une 
extrême  volubilité;  quand  il  cesse  de  lire,  il  commente, 
et  l'assemblée  se  réjouit  discrètement  —  car  le  rire  arabe 
n'est  jamais  que  la  contraction  légère  du  zygomatique. 
Il  est  question  dans  la  conférence  de  toutes  sortes  de 
dieux  et  d'hommes  :  de  Jésus,  de  Napoléon,  de  Lamo- 
ricière.  .  et  de  plusieurs  autres  encore. 


82  Biskra 

Ils  viennent  les  soirs  du  ramadan,  de  Filiache, 
de  M'cid,  de  Cora,  car  c'est  à  la  ville  que  Ton  peut 
trouver  un  savoureux  avant-goût  des  joies  réservées  aux 
élus,  sous  les  ombrages  immenses  du  Tuba  (*),  au 
DJennat-Eden.  Le  tumulte  meurt  quand  les  danseuses 
exténuées  demandent  grâce  et  que  le  souffle  manque 
aux  plus  robustes  joueurs  de  flûte... 

Ils  rentrent  au  matin,  marchant  sous  la  lune  élec- 
trique qui  les  éclaire,  comme  un  soleil  d'argent,  et 
l'on  dirait  d'un  exode  biblique  cherchant,  après  l'étape 
longue,  le  bienfaisant  repos. 


(1)  Arbre   paradisiaque  qui  couvre   les  élus   de  ses    ombrages 
merveilleux. 


Le  voyage  est  une  espèce  de 
porte  par  où  l'on  sort  de  la  réalité 
pour  pénétrer  dans  une  réalité  inex- 
plorée qui  semble  un  rêve. 

Guv  DE  Maupassant. 


LA  VIE  EUROPÉENNE 


Il  n'y  a  pas  ici  l'immense  pelouse  fleurie  où  virevol- 
tent les  dandys,  où  les  rastas,  complaisamment,  se 
pavanent.  Les  demoiselles  à  marier  n'y  viennent  guère  en 
haine  de  sainte  Catherine,  et  c'est  trop  beau  pour 
Ardisson,  dont  la  séquence  magistrale  ne  raflerait 
d'ailleurs  pas  toujours  le  royal  enjeu. 

On  ne  voit  pas  non  plus,  sous  les  ombrages  bisi^ris, 
les  dolentes  théories  de  malades  blêmes,  évoluer  autour 
des  bouillonnements  fétides,  tandis  que  résonnent  les 
pimpantes  musiquettes  d'Offenbach  ou  d'Hervé  ; 
Hammam-Salahin  esta  quelque  distance,  et  les  facultés 
métropolitaines  mettent  un  peu  de  répugnance  encore,  à 


84  Biskra 

découvrir  les  vertus  pourtant  exceptionnelles  des  Bains 
des  Saifits. 

Ici,  dès  novembre,  viennent  en  grand  nombre  les 
transfuges  de  la  Côte  dite  d^Azur  :  tous  les  débiles  qui 
savent  quel  puissant  thaumaturge  peut  être  le  soleil 
saharien,  tous  ceux  pour  qui  le  Moghreb  a  d'incompa- 
rables charmes,  ceux  que  captive  le  climat  idéal  de  cette 
autre  Atlantide.  Depuis  jadis,  les  fils  du  Prophète 
avaient  distingué  entre  toutes  la  Perle  des  oasis  pour 
l'exquise  douceur  de  son  repos! 

Les  phtisiques  «  race  à  pas  lent,  mais  chère  au  poète  » 
s'y  raccrochent  à  la  vie  avec  des  forces  insoupçonnées, 
et  parfois  y  trouvent  le  renouveau  miraculeux;  des 
rhumatisants,  chercheurs  désespérés  d'une  terre  propice, 
s'y  chauffent  béatement  au  soleil.  Pourtant  les  malades 
sont  rares,  dans  ce  pays  où  «  l'air  est  si  doux  qu'il 
empêche  de  mourir  ».  Les  désirs  de  calme  y  conduisent 
de  splénétiques  citadins,  et  aussi  quelquefois  des  désirs 
d'oubli! 

Les  peintres  d'abord  découvrirent  ce  sud  merveilleux 
et  entreprirent  contre  le  soleil  l'athlétique  combat.  Ils 
s'attardèrent,  cherchant  à  surprendre  le  secret  de  ces 
couleurs  invraisemblables  et  splendides,  ils  vécurent 
parmi  les  Bédouins,  fixant  un  geste,  notant  une  attitude, 
et  envoyèrent  aux  septentrions  stupéfaits,  les  toiles  où 
pourtant  ils  avaient  mal  fixé  d'insaisissables  rayons.  On 


i 


CHAMELIER  ARABE  ET  SON  MÉHARA 


f 


Biskra  8  7 

sut  enfin  qu'il  y  avait  au  sud  algérien  de  grands  jardins 
paradisiaques  et  qu'ils  s'appelaient  Boghar,  Djelfa, 
Bou-Saada,  Biskra  ! 

Les  premiers  qui,  bravement,  suivirent  les  rapins  qui 
eux-mêmes  avaient  suivi  les  conquistadores  revinrent 
avec  une  auréole.  Ils  furent,  au  retour,  de  vaillants 
explorateurs,  et  ils  écrivirent  des  livres  avec  des  titres 
étonnants:  De  Landerneaii  jusqu'au  Désert!  Le  vul- 
gaire, béant,  admirait,  confondait,  et  les  bourgeoises, 
peu  savantes  ou  dédaigneuses  des  géographies,  prenaient 
l'Atlas  pour  le  Tchad  et  voulaient  qu'on  leur  dît,  au 
retour  de  Biskra,  les  mœurs,  coutumes  et  nourritures 
des  Nyam-Nyams  ! 

Le  voyageur  hardi  de  Landerneau  jusqu'au  Désert, 
avait  bravé  le  mal  qui  naît  sur  la  bosse  du  dromadaire 
—  ce  vaisseau  saharien  —  ou  peut-être  seulement  les 
cahots  épouvantables  de  quelques  diligences  disloquées. 

Le  raihvay  du  désert,  qui  aujourd'hui  dépose  en 
plein  Sahara  les  touristes  parisiens,  s'y  prit  à  plusieurs 
fois  pour  atteindre  ce  triomphal  point  terminus.  Il  se 
poussa  d'abord  jusqu'à  Batna,  —  petite  ville  de  troupiers, 
fraîche  Tété,  hospitalière  aux  émigrants  venus  des 
plaines  que  le  soleil  incendie,  —  puis  il  atteignit  les 
gorges  fameuses  d'El-Kantara  et  descendit  ensuite, 
après  une  halte  de  quelques  années,  jusqu'à  l'opulente 
capitale  des  Ziban. 


88  Biskra 

Alors  on  vint;  la  gloire  d'avoir  foulé  le  sol  saharien 
se  vulgarisa,  et  désormais  ce  fut  une  mode  de  poser 
devant  un  objectif  biskri,  vêtu  du  costume  indigène,  en 
compagnie  de  quelques  endurants  chameaux.  Main- 
tenant, ce  n'est  plus  un  secret  pour  personne  que 
cinquante  heures  suffisent  à  traverser  l'espace  qui 
sépare  les  bords  de  la  Seine  du  marabout  de  Sidi- 
ZersoLir.  La  faconde  de  quelques  fanfarons  s'en  trouve 
diminuée  ! 

Des  solitaires,  qu'une  thébaïde  si  douce  tentait,  s'y 
installèrent  d'abord,  en  de  déplorables  hôtelleries,  puis, 
avec  la  première  locomotive,  le  nord  accourut  et  vint 
visiter  l'ile  de  verdure,  Témeraude  dont  la  renommée 
avait  franchi  la  mer.  Sans  doute,  il  y  a  quelque  diffé- 
rence encore  à  cette  heure,  entre  les  clients  ordinaires 
des  villégiatures  des  hivernages  consacrés,  et  les  fana- 
tiques de  la  nature  saharienne,  que  chaque  décembre 
ramène  dans  un  coin  familier  d'inoubliable  douceur. 

Viennent  surtout  vers  les  ombrages  de  l'oasis  les 
Yankees,  dont  les  raids  ont  atteint  de  bonne  heure  les 
plus  somptueux  ermitages,  des  Anglais  pales  et  blonds 
pour  y  bercer  leurs  chères  neurasthénies;  et  des  Russes 
encore,  des  Scandinaves  que  les  contrastes  attirent.  La 
France  bouda  longtemps  à  la  station  naissante;  la 
foule  aujourd'hui  se  décide,  avec  en  éclaireurs,  quelques 
jeunes  mariés,  avides   d'horizons    peu    contemplés,  et 


i 


Biskra  89 

quelques  fugitifs  amoureux,  chercheurs  d'une  invio- 
lable retraite. 

Cet  hivernage  en  pays  musulman,  que  la  monotonie 
des  villes  françaises  n'afflige  pas  encore,  aura  décidé- 
ment tous  ceux  qu'ont  lassés  le  rastaquouérisme  niçois 
et  les  pompes  prlncières  des  bords  de  Cannes. 

Bien  que  la  jolie  ville  saharienne  soit  assez  peu  compa- 
rable à  ce  que  l'on  a  coutume  d'appeler  en  France  une 
ville  d'eau,  il  y  a  pourtant  à  Biskra  une  véritable  sai- 
son, établie  par  la  curiosité  publique  et  qui  coïncide 
avec  les  courses  qu'y  donne  la  Société  hippique,  sur 
le  magnifique  hippodrome  de  Beni-Mora. 


12 


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FANTASIAS 


La  Reine  des  Ziban  emprunte  quelque  jour  aux  fastes 
légendaires,  une  originale  physionomie  de  ville  con- 
quise par  un  clan  de  merveilleux  guerriers  —  toute  la 
fleur  d'Islam.  Leurs  campements  sont  dans  la  plaine 
et  leurs  chevaux  piaffent  sous  les  palmes.  Tous  les 
riches  goums  du  désert  sont  là.  On  entend  les  frêles 
musiques  des  ghaitas  ;'),  qu'accompagnent  les  mono- 
tones bourdonnements  des  bendirs  (-).   Ils   traversent 


(1)  Sorte  de  flûte  à  sept  trous. 

(2)  Instrument  comparable  aux  timbales  de  nos  orchestres; 
on  les  dispose  par  couples,  une  de  chaque  côté  de  l'encolure  du 
cheval. 


g2  Biskra 

la  ville  au  trot  de  leurs  magnitiques  montures,  faisant 
parler  la  poudre  et  Jetant  d'intraduisibles  cris  de  guerre. 
Les  étendards  flottent  et  la  hampe  porte  haut  la  boule 
d'or  surmontée  du  croissant  symbolique. 

Quand  l'événement  hippique,  qui  rallie  tout  ce  c[ue 
FAlgérie  compte  de  sportsmen,  est  accompli,  la  piste 
est  aux  goumiers. 

Ils  vont  d'abord  au  pas,  comme  une  cavalerie  d'élite 
marcherait  gravement,  fièrement,  à  de  proches  combats, 
et  les  musiques  mièvres  bercent,  presque  mystiques, 
l'ardeur  des  guerriers  qui  bientôt  éclatera.  Aghas,  caïds, 
cheikhs  défilent  les  premiers;  superbes  sont  les  hommes 
et  superbes  les  montures ,  somptueux  les  vêtements 
et  les  caparaçons:  caftans  surchargés  de  capricantes 
broderieSj  burnous  pourpres,  bleu  de  roi,  amarante;  et 
toutes  les  draperies  flottent,  se  croisent,  chatoient,  le 
soleil  allume  l'or  des  chamarrures  et  l'acier  des  armes, 
la  plaine  étincelle... 

Ils  repassent,  se  séparent  en  groupes  et  dès  lors  ne 
contiennent  plus  Tardeur  de  leurs  coursiers  dont  l'effort 
les  entraîne  ;  c'est  la  chevauchée  surhumaine,  la  grande 
fantasia. 

Ils  filent  dans  un  nuage  de  poussière,  comme  des 
formes  irréelles  que  balayerait  un  vent  de  bourrasque; 
leur  galop  furieux  les  emporte  vers  l'horizon,  où  ils 
semblent  devoir  disparaître  comme  une  éphémère  vision. 


^1 


Biski 


93 


Devant  les  tribunes,  quelques-uns  se  dressent,  burnous 
au  vent,  sur  leurs  larges  étriers,  visent  d''imaginaires 
fuyards,  font  feu  et  poursuivent,  le  sabre  entre  leurs 
dents,  une  déroute  de  rêve  fou.  Les  lames  tournoient, 
les  fusils  volent  dans  la  poussière  d'or,  et  tour  à  tour 


les  centaures  se  dissolvent,  chimériques  et  rayonnants, 
dans  un  flou  de  nuée. 

Nul  n'est  revenu  de  ce  spectacle  singulier,  sans 
ressentir  l'émoi  d'une  obsédante  évocation  d'un  passé 
merveilleux.  Un  dernier  rayon  de  la  gloire  d'Islam 
éblouit  le  voyageur,  qui  garde,  impérissable,  l'image 
de   ces    cavaliers   épiques,    apparus   et  disparus  tout  à 


94  Biskra 

coup  sur  les  perspectives  infinies  du  désert  lumineux. 

Les  indigènes,  venus  de  quarante  lieues  à  la  ronde, 
garnissent  la  pelouse  immense;  journaliers  pauvres, 
khammès  (')  de  la  glèbe,  viennent  sentir  de  la  poudre 
et  voir  le  défilé  prodigieux  de  leurs  frères.  Ils  regardent, 
immobiles,  muets,  béants  d'admiration,  ou  parfois  jettent 
aux  appels  rauques  des  goumiers,  une  rauque  et  inin- 
telligible réponse.  Leurs  prunelles  luisent,  leurs  mains 
tremblent,  regrets  du  passé  glorieux,  ou  peut-être  espoirs 
indéfinis  apparus  un  instant  vers  l'avenir ?... 

Les  étrangers  remarquent,  en  tête  ds  chaque  tribu 
du  désert,  les  cheikhs  qui  les  conduisent  :  les  caïds  des 
Aurès  du  Ziban,  des  Ouled-Djellab,  de  M'Chounèche, 
des  Arabes  Gherabas,  etc.,  etc.;  et  parmi  tous  ils  dis- 
tinguent Ali-Bey,  descendant  d'Aroun-al-Raschild, 
magnifique  héritier  des  gloires  millénaires,  et  posses- 
seur d'une  race  de  chevaux  unique  au  monde  ;  Ali-Bey 
est  caïd  de  TAmar  Kedhou  et  des  Béni  Bou-Sliman; 
il  réside  à  Tkout. 

Sur  les  tribunes,  les  autorités  se  tiennent  et  s'effor- 
cent de  recevoir  dignement  le  salut  des  caïds.  Un  général 
ou  un  commandant  préside  simplement  et  sans  fâcheux 
gala,  la  solennité  militaire^  que  nos  ordinaires  pompes 
ne  sauraient  rehausser. 

(')  Arabes  employés  aux  champs. 


I 


If 


M 


1 


Biskra 


97 


Les  colons  redingotiques  ou  débraillés,  insensibles 
à  des  spectacles  qu'ils  ne  doivent  plus  sentir,  discutent 
des  performances  et  démontrent  oiseusement,  que  Jamais 
ces  cavaliers  ne  sauront  monter  à  l'anirlaise. 


Les  Mozabites  conservent  la  tra- 
dition d'une  fantasia  pédestre,  simu- 
lacre de  combat  plein  d'intéressantes 
péripéties,  et  dans  lequel  ces  indigènes  se  montrent  d'une 
extraordinaire  agilité. 

Enfin  l'agah  Mohammed  ben  Gana  offre  aux  hôtes 
de  sa  bonne  ville  une  chasse  au  faucon.  La  représen- 
tation du  fastueux  prince  des  Ziban,  diffère  peu  de  la 
réalité;  on  a  pourtant  soin  de  lâcher  sur  le  turf  des 
lièvres  que   les   oiseaux   mettraient  sans   doute    long- 

13 


g8  Biskrj 

temps  à  trouver,  ce  jour-là,  dans  la  plaine.  Faucons 
et  fauconniers  font  honneur  à  rexccllent  équipage  de 
Si  Mohammed. 

Le  retour  s'effectue  péniblement  dans  la  poussière 
acre  que  soulèvent  le  long  du  chemin  les  galopades  des 
cavaliers  et  les  piétinements  des  babouches  innom- 
brables. Une  folie  d'activité  semble  emporter  la  foule. 
Les  chevaux  fuient,  ventre  à  terre,  et  quelques-uns 
se  dérobent  dans  les  champs  d'orges;  les  voitures 
se  disloquent  à  rouler  dans  des  chemins  mal  frayés. 
Seuls  les  goiimiers,  rendus  au  calme,  reprennent 
pour  revenir  leur  marche  de  guerre  imposante,  avec 
les  musiques  élégiaques  et  rustiques,  où  luttent,  sans 
souci  de  l'accord  ni  de  la  mesure,  les  chalumeaux,  la 
flûte,  la  clarinette  et  la  cornemuse. 

Le  soir  comporte  l'inévitable  illumination  et  les 
diverses  fanfares,  bals,  feux  d'artifice  convenables 
à  toutes  réjouissances  publiques  et  consacrées  par 
l'usage... 

Trois  jours,  les  fanfares  font  sans  cesse  leur 
vacarme,  que  la  persistance  rend  parfois  douloureux. 
Les  Arabes,  en  bandes,  circulent,  vont  à  d'inconnus 
divertissements;  la  fumée  des  cigarettes  parfumées  et 
des  bois  de  cèdre  flottent  par  les  chemins,  par  les 
jardins,  mêlés  aux  relents  des  graisses  et  à  l'odeur  forte 
de  galettes  que  l'on  cuit  dans  chaque  maison. 


! 


Biskra  99 

Le  premier  jour,  des  méharistes  accomplissent  le 
chemin  qui  sépare  Touggourt  de  Biskra,  soit  210  ki- 
lomètres, un  starter  les  suit  et  le  président  des  courses 
contrôle  l'arrivée. 


LA     DOUCE     RETRAITE 


Toute  la  semaine,  les  Algérois  s'en  vont.  Avant  de 
partir  ils  s'assurent  que  la  célébrité  de  l'oasis  n'a  pas 
menti,  que  le  ciel  y  est  plus  beau  qu'en  aucune  autre 
contrée.  Les  courses  laissent  un  remous  qui  bientôt 
disparaît  à  son  tour,  comme  le  flot  d'un  torrent  après 
l'orage. 

L'oasis  retombe  en  sa  béatitude  accoutumée,  et 
l'étranger  jouit  du  calme  reconquis,  après  Tin- 
vasion  d'un  peuple  où  se  mêlaient  bien  quelques 
barbares. 

Sans  doute,  de  jeunes  hommes,  en  quête  de  sensa- 
tions rares  élurent  Biskra  pour  y  vivre  quelques 
jours  d'une  autre  teinte  que  celle,  trop  grisaille,  et  trop 
connue  par  ailleurs.  Comme  les  débilités,  dont  les 
poumons  crépitent,  râlent  et  brûlent,  dans  cet  air,  d'un 
phlogistique  d'une  haute   vertu,   quelques  névropathes 


w 


loo  Biskra 

trouvent,  par  des  considérations  homéopathique?,  un 
appréciable  soulagement. 

Les  artistes  qui  passèrent  là,  et  le  nombre  en  est 
grand,  constatèrent  tous  la  retraite  la  plus  incompa- 
rable, pour  le  travail,  le  recueillement  propice  pour 
Taccomplissement  de  toute  œuvre,  la  thébaïde  du  plus 
doux  repos. 

Pourtant  les  ((  animal-spirits  »  des  Saxons  que  la 
curiosité  conduit  au  Sahara,  ont  quelques  ressources. 
Il  y  a  pour  eux  de  longues  chevauchées  dans  la 
plaine,  sur  d'inlassables  bêtes  indigènes.  Il  y  a  surtout 
la  chasse  qui  offre  aux  activités  yankees  une  admirable 
occupation. 

Les  temps  héroïques  des  chasses  algériennes  sont 
passés,  et  les  plus  vieux  colons,  les  premiers  venus,  ont 
seuls  pu  voir,  sur  la  route  de  Bougie  à  Sétif,  les  grands 
fauves  arrêter  la  diligence  comme  de  simples  bandits 
de  grands  chemins.  Il  n'y  a  plus,  dans  tout  l'Atlas, 
que  le  lion  trop  fameux  de  Tartarin  ;  les  panthères  de 
Bombonnel  sont  toutes  mortes  sous  les  balles  du 
chasseur  légendaire. 

Le  touriste,  biskri  se  contente  d'un  moindre  gibier; 
il  a  d'ailleurs  le  choix  entre  les  battues  de  la  plaine  et 
celles  de  la  montagne.  Le  désert  a  les  gazelles;  les 
indigènes,  excellents  rabatteurs,  indiquent  les  gîtes 
probables  et  le  chasseur  peut  poursuivre  sur  un  cheval 


I 


Biskra  i  o  i 

rapide  la  béte  qui  bondit  sur  le  sable  et  fuit  avec  une 
extrême  rapidité,  dans  l'espace  sans  limite. 

Le  slougui,  lévrier  à  poil  ras,  est  parfois  dans  ces 
galopades  un  auxiliaire  merveilleux;  —  quelque 
messaoïid  (*)  lancé  sur  la  trace  du  gibier,  l'arrête 
souvent  après,  toutes  les  émouvantes  péripéties  d'une 
chasse  à  courre. 

L'outarde  se  rencontre  fréquemment  sur  les  routes 
des  Ziban.  De  nombreuses  perdrix  se  cachent  dans  le 
sillon  des  orges  et  les  cangas  du  désert  viennent 
chaque  matin  boire  aux  sources  de  l'oasis.  Durant  le 
mois  de  mars,  les  cailles  abondent  à  quelques  cen- 
taines de  mètres  à  peine  des  habitations,  et  la  chasse 
en  devient  insipide,  à  force  de  facilité. 

On  tire  les  ramiers  à  la  Montagne  de  Sel  près 
El  Outaïa  {-).  Le  chemin  de  fer  mène  à  ce  village 
indigène  en  moins  d'une  heure,  et  la  montagne  est  à 
une  faible  distance  de  la  station. 

Le  bloc  de  gemme,  d'argile  et  de  tuf  se  détache 
nettement  parmi  les  dernières  ondulations  de  FAurès. 
On  arrive  sans  trop  de    peine   au    sommet,    d'où   l'on 


(1)  Nom  que  l'on  a  coutume  de  donner  aux  chiens. 

{^)  El-Outaia  (la  riche  plaine)  fut,  dit-on,  à  l'époque  romaine, 
l'un  des  greniers  de  la  Mauritanie.  M.  L.  Teisserenc  de  Bort  s'eftbrce 
de  retrouver  les  richesses  de  jadis  dans  ce  sol  longtemps  aban- 
donné ;  il  y  a  semé  d'immenses  champs  d'orge. 


102  Biskra 

découvre  tout  le  Sahara  biskri,  le  col  de  Sfa,  la  chaîne 
des  Zihan,  El  Kantara  et  TAurès  au  nord,  PAhmar 
Khaddou,  le  plateau  de  Branis,  le  col  des  Chiens  au 
sud.  Au  pied  de  la  montagne,  une  dépression  profonde 
et  couleur  d'ocre  a  reçu  le  nom  de  Ravin  rouge.  La 
configuration  de  la  montagne  est  elle-même  fort  pitto- 
resque. Les  eaux  pluviales  ont  sculpté  dans  les  gemmes 
des  excavations  de  formes  irrégulières,  tantôt  des  masses 
à  demi  fondues  apparaissent,  avec  la  fluidité  des  glaciers 
alpins,  tantôt  ce  sont  des  stalactites  et  des  stalagmites 
formées  par  des  ruisselets  ou  des  gouttières.  Des 
cavernes  profondes  se  sont  peu  à  peu  formées  dans  la 
profondeur  même  du  bloc  salin;  un  tilet  d'eau  limpide, 
saturé  de  sel,  se  perd  avec  bruit  dans  des  puits 
profonds. 

Les  oiseaux  se  réfugient  en  grand  nombre  dans  les 
flancs  de  la  colline;  ils  élisent  domicile  dans  la  profon- 
deur des  roches  salées  dont  ils  sont  friands.  Une  pierre 
habilement  lancée  les  apeuré  dans  leurs  retraites,  et  ils 
fuient  à  lire-d'aile,  sous  le  plomb  des  chasseurs  qui 
ont  ainsi  réalisé  le  plus  intéressant  des  tirs  aux 
pigeons. 

La  plaine  est  le  refuge  des  lièvres  et  des  gazelles  et 
l'on  peut,  en  gardant d'atîùt,  tirer  le  chacal  et  l'hyène. 

Le  mouflon  si  recherché,  et  d'une  chasse  à  la  fois  si 
intéressante   et    si   ardue,    est   assez   fréquent  dans  les 


I 


Biskra  io3 

montagnes  du  Sud-Constantinois.  De  bons  rifles  tirent 
chaque  année  le  métiant  animal  dans  la  région  même 
d'El  Kantara.  La  poursuite  en  est  longue  et  nécessite 
rhabilcté  des  chasseurs  indigènes  ;  mais  une  battue 
soigneusement  organisée  n'est  jamais  inlVuctueuse. 


LE     RENOUVEAU 


Le  printemps  a  des  langueurs  irrésistibles;  la  volonté 
du  plus  fort  fléchit,  le  voyageur  que  la  France  appelle  y 
écoute  doucement  des  voix  de  sirènes  qui  chantent  dans 
le  crépuscule  maure  et,  malgré  lui,  demeure.  Il  semble, 
qu'ainsi  qu'une  maîtresse  ingénieuse,  l'oasis  prépare 
vers  l'avril  les  flltres  qui  retarderont  l'heure  des  fatales 
séparations. 

Les  parfums  sont  plus  troublants  et  la  blancheur  des 
orangers  fleuris  y  mêle  d'énervants  effluves  ;  le  calice 
des  fleurs  exhale  des  narcotiques  puissants  qui  font  le 
sommeil  plus  profond  et  les  rêves  plus  diaphanes. 

Tant  mieux  pour  qui  s'enlise  en  ces  singulières 
délices,  tant  mieux  pour  qui  s'est  endormi,  sous  les 
palmes,  dans  les  jardins  où  des  neiges  fleuries  blanchis- 
sent les    orangers,   où  les  grenadiers  étalent  leurs  san- 


I04  Biskra 

plants  pétales...  quand  sonnait  Theure  du  retour, 
vers  quelque  province  orgueilleuse  des  verdures 
nouvelles. 

Nulle  baguette  féerique  ne  vient  ici,  au  matin  de 
mars,  habiller  les  boutons-d'or  et  rendre  la  voix  aux 
oiselets.  Le  Midi  semble  dédaigneux  du  théâtral  traves- 
tissement, ses  verdures  sont  immuables  et  leurs  cimes 
ne  peuvent  vieillir,  comme  les  têtes  chenues  de  nos 
chênes,  aux  jours  de  Tautomne.  Nul  appréciable  chan- 
gement ne  marque  ici  que  le  printemps  joyeux  est 
revenu,  car  le  printemps  n'était  jamais  parti  ! 

Et  pourtant,  malgré  Tapparence  persistante  des  pre- 
miers aspects^  une  invincible  attraction  attache,  vers  la 
lin  de  la  saison,  ceux  qui  ont  passé  aux  bords  du  Sahara 
les  mois  d'un  hiver  pourtant  si  doux.  Ils  voient  jaillir 
au  cœur  des  palmiers,  les  larges  lames  de  sabre  qui 
s'ouvrent  et  livrent  le  faisceau  d'or  que  féconde  le 
khammès  pour  les  régimes  (*j  magnifiques  bientôt 
mûris. 

Celui  qui  demeure  oublieux  des  gaietés  du  printemps 
de  France,  peut  voir  s'acheminer  sur  les  perspectives 
infinies  du  Bled-el-Ateuch  (Pays  de  la  Soif)  les  peuples 


(')  Le  khammès  prend  la  fleur  màlc  —  une  brindille  de  fleur  de 
dokkâr  —  rintroduit  dans  la  fleur  du  palmier  femelle,  lie  le  tout 
d'un  brin  détaché  d'une  palme  qui  est  quelque  temps  après  retiré,  ^^ 
pour  rendre  aux  shammrock  leur  liberté.  ^H 


I 


Bisk>\i  io5 

du  désert,  que  chasse  le  soleil  flamboyant,  vers  les  frais 
plateaux. 

L'interminable  défilé  des  douars  du  désert  commence 
vers  la  fin  de  mai  et  dure  de  longs  jours.  Les  cara- 
vanes coupent  l'horizon  d'une  file  immenses  qui  va, 
s'amincissant,  se  perdre  dans  les  au-delà  mystérieux  : 
cavaliers,  dromadaires,  troupeaux  et  piétons... 

On  les  voit  aux  époques  fixées  par  les  chefs,  ils  appa- 
raissent le  long  de  l'Oued  Biskra,  occupant  les  rives  et 
le  lit  caillouteux,  blanchissant  la  rivière  desséchée  des 
tentes  qu'ils  déploient  et  qui  complètent  l'aspect  d'une 
grève  vers  laquelle  tout  à  l'heure,  la  mer  va  venir  ! 

Ils  s'arrêtent  parfois  aux  portes  de  la  cité,  et  les 
chefs  des  douars  viennent  saluer  le  caïd.  Ils  défilent 
devant  lui,  dans  un  mouvement  rapide  de  fantasia... 
tandis  que  les  femmes  crient  dans  les  bassours,  que  les 
troupeaux  vont  bêlant,  que  toutes  les  clochettes  tintin- 
nabulent, et  que  les  chiens,  Joyeux,  aboient. 

De  l'éminence  où  il  s'est  placé,  l'agha  les  suit  d\m 
regard  indéfinissable,  en  lequel  transparaît  comme  un 
regret  :  la  nostalgie  ancestrale  d'une  race  vagabonde, 
dont  le  fils,  aujourd'hui,  a  fixé  sa  tente  immuablement... 
Ils  disparaissent  vers  le  nord  où,  de  temps  immémo- 
riaux, ils  eurent  des  pacages  pour  leurs  bêtes  et  de 
l'ombre  pour  leur  repos. 

L'œil  qui  vit  d'abord  les  têtes  oscillantes  des  droma- 

li 


io6 


Biskra 


daires,  suit   à   prcseni   la   ligne   indécise   des  groupes, 
en  un  raccourci  confus  où  toutes  les  richesses  du  Sa- 
hara s'éloignent   lentement   avec   des  mouvements  ir- 
réguliers    de 
houle. 

On  a  bien 
souvent ,  à 
propos  du 
Moghreb, 
évoqué  les  ta- 
bleaux bibli- 
ques, et  Guil- 
laumet  vit 
plus  d'une  Rébecca,   parmi  les   Bou-Saadines,   emplir 
l'outre    à    la    source    fraîche  ;    ici     c'est    la    naturelle 
évocation  de  la  fuite  hébraïque  vers  la  terre  bénie  de 
Chanaan. 

Ils  fuient  avec  joie;  ils  trouveront  là-bas  d'autres 
horizons,  des  ombres  plus  douces,  certains  d'ailleurs 
qu'ils  laissent  derrière  eux  la  misère  et  la  mort. 


CASINO 


Longtemps ,  l'oasis  en  sa  sérénité  ensoleillée  se 
suffit,  et  des  pèlerins  y  revinrent  parce  qu'ils  l'ai- 
maient pour  elle-même,  parce  que  Notre-Dame  du 
Réconfort  y  avait  peut-être  le  plus  beau  de  ses  asiles. 
Ceux  qui  se  plaisent  à  voguer  «  loin  des  côtes  semées 
de  casinos  »  s'y  rencontraient  et  se  tendaient,  sous  les 
ombrages,  des  mains  émues. 

Loin  du  tohu-bohu  carnavalesque  de  Nice,  des 
courses  cyclistes,  des  désolantes  opérettes  surannées, 
loin  de  la  multitude  que  le  snobisme  enrégimente, 
quelques  détachés^  quelques  pensifs  se  sentirent  heu- 
reux d'avoir  découvert,  pour  y  vivre  quelques  jours, 
Biskra,  la  Reine  du  Désert. 

Depuis  que  la  première  machine  noire  a  conduit  le 
premier  convoi  et  que  les  sifflements  rauques  de  l'acier 
étonnent,  aux  bords  des  grands  lacs,  les  calmes  phéni- 
coptères  dont  l'aile  rose  tache  l'azur,  l'oasis  n'est  plus 
une  île  lointaine  au  delà  des  portes  géantes  d'ElKantara, 


iio  Biskra 

c'est  un  port  cosmopolite  où  toutes  les  nations  abor- 
dent, où  toutes  les  curiosités  se  heurtent. 

Quiconque  touche  Al-DJezaïr  ou  Tunis,  le  blanc 
manteau  du  Prophète,  est  pris  de  la  hantise  du  grand 
Désert  et  se  hâte  vers  le  belvédère  d'où  l'œil  plane 
sur  les  solitudes  mystérieuses  du  Pays  de  la  Soif. 

Depuis  les  pages  où  Fromentin  et  Guillaumet  lais- 
sèrent le  reflet  de  leurs  enthousiasmes,  les  artistes  firent 
populaire,  l'émeraude  constantinoise. 

Dinet,  Lazerges,  Paul  Leroy,  Huguet,  Thériat, 
Bompard,  et  tant  d'autres,  envoient  quelques  coins 
bleus  à  chaque  Salon  et  suscitent  les  désirs  de  con- 
naître et  d'aimer  ce  sud  éblouissant.  L'orientalisme, 
qui  devint  une  école  de  peinture,  avec  de  très  grands 
maîtres,  eut  ses  littérateurs  ;  tous  presque  passèrent 
depuis  dix  ans  sous  les  palmiers  d'El  Kantara,  de  Bou- 
Saada^  de  Djelfa,  de  Biskra,  et  quelques-uns  vinrent 
chercher  une  heure  d'exquise  émotion  vers  ces  ruines  de 
Thimgad  récemment  exhumées. 

Quand  le  railway  apporta  vers  Biskra  le  flot  des 
touristes,  et  que  même  Lubin  et  Cook  s'avisèrent 
d'y  piloter  les  foules,  il  fallut  remédier  à  l'inconvénient 
de  l'insuffisance  de  lits.  On  vit  à  certains  jours  des 
fanatiques  de  fantasia,  errer  à  la  belle  étoile  durant  des 
nuits  entières,  n'ayant  pu  trouver  un  coin  de  natte  ou 
le  drap  vert  d'un  billard  pour  y  reposer.  Il  fallut  songer 


BERGER    DE    L  AURES 


!:* 


M 


Biskra  i  i  3 

à  offrir  aux  hôtes  de  la  Reine  des  Ziban  une  royale 
iiospitalité.  On  s'en  préoccupa;  des  mercantis  se  trou- 
vèrent pour  édifier  de  vastes  et  somptueux  caravansé- 
rails. On  peut  aujourd'hui  recevoir  des  princes  et 
Félix  le  Bel  s'y  peut  risquer  le  proche  hiver. 

Mieux  encore!  les  hardis  initiateurs  de  l'hivernage 
biskri  voulurent  offrir  au  voyageur  l'agrément  du  soir 
et  les  commodités  habituelles  des  villégiatures  mon- 
daines; un  casino  surgit  au  milieu  des  palmes. 

On  se  garda  bien  de  jeter  là  quelque  construction 
selon  le  mode  provençal  ou  dieppois;  jaloux  de  con- 
server à  ce  pays  sa  triomphante  couleur  locale,  les 
promoteurs  du  grand  œuvre  de  l'hivernage  saharien, 
édihèrent  un  palais  mauresque  de  la  plus  admirable 
pureté  architecturale. 

Il  fut  baptisé  Dar-Diaf,  —  Maison  des  hôtes. 

Le  génie  arabe  inventa  le  mot  et  la  chose.  Ce  peuple 
voué  à  d'incessantes  pérégrinations,  imagina  ces  gîtes 
que  trouve  le  nomade  ou  l'étranger  dans  toutes  les 
villes,  dans  tous  les  ksour,  caravansérails  aux  murs  nus, 
bons  pour  le  repos  d'une  nuit.  Le  somptueux  établis- 
sement qui  offre  à  tout  venant  ses  jardins,  ses  salons, 
ses  spectacles,  a  pris  de  ces  asiles  le  nom  de  Dar-Diaf, 
que  l'on  traduisit  alors  :  Cercle  des  Etrangers. 

Le  monument  que  construisit  Albert  Ballu,  a  sa 
façade  principale  sur   le   grand  chemin  de  Touggourt, 

15 


114 


Biski'a 


de  Wargla  et  de  la  mystérieuse  Tombouctou...  C'est 
une  sensation  rare  assurément  de  rencontrer,  après  la 
longueur  du  trajet  dans  des  espaces  désolés,  ce  palais 
de  féerie,  aux  dômes  gracieux,  éclatant  de  blancheur 
dans    rinaltérable    bleu;    c'est    une     fête    pour    l'œil, 


BATELEURS     SOUDANAIS 

ce  majestueux  casino,  au  milieu  du  plus  magique  décor 
oriental. 

Les  cases  du  village  nègre  sont  proches,  et  dans  les 
grands  espaces  voisins  des  chameaux  entravés  geignent, 
attendant  l'heure  du  départ  pour  quelques  lointaines 
corvées. 


Biskt\ï  1 1  =. 

Sans  doute,  quelques  purs  amants  de  la  nature  saha- 
rienne se  sont  trouvés,  pour  déplorer  les  discordances 
du  luxe  européen,  dans  ces  milieux  d'hébraïque  simpli- 
cité. L'éditice  mauresque  leur  parut  outrager  de  sa 
grandeur,  malgré  tout  mesquine,  la  magnificence 
divine  de  l'oasis.  Ils  souffrirent  de  Téclat  des  lumières 
du  modernisme  envahissant,  de  la  redingote  triomphante 
et  des  ulsters  de  façon  londonniennc...  Guillaumet  fort 
mélancoliquement,  chercha  tout  un  jour  dans  la  kasbah 
détruite  la  maison  mauresque  d'Alger  la  Blanche  où 
de  longues  années  il  avait  rêvé  ! 


AUTRES     FÊTES 

Tant  ejue  dure  la  saison  de  Biskra,  c'est-à-dire  pen- 
dant les  longs  mois  de  l'hiver,  le  grand  hall  du  casino  est 
le  plus  cosmopolite  des  salons  de  conversation,  et  ceux 
qui  ont  tout  vu  ne  souhaitent  rien  autre,  pas  même  le 
palais  Ghézireh  et  la  splendide  Egypte. 

Sur  le  petit  théâtre  du  cercle,  une  troupe  française 
joue,  pour  complaire  à  quelques-uns,  le  dernier  vaude- 
ville à  la  mode,  mais  les  spectacles  du  terroir  y  reçoi- 
vent une  large  hospitalité.  On  y  donne  avec  les  plus 
gracieuses    Ouled-Nayl    de    grandes    mbitas,  dont    le 


ii6  Biskra 

programme  contient  toutes  les  danses  caractéristiques 
des  célèbres  aimées.  Là  on  peut  voir  aussi  des  nègres 
soudanais  dont  la  fantasque  chorégraphie  dépasse  tout 
ce  que  rêverait  une  imagination  désordonnée  :  multitude 
de  diablotins  frénétiques,  conduits  dans  une  farandole 
infernale  par  un  orchestre  véritablement  démoniaque. 

Des  juives  joignent  aux  danses  habituelles  des  chan- 
sons populaires  et  de  farouches  jongleurs  exécutent  par- 
fois, avec  une  incroyable  virtuosité,  une  sorte  d'assaut 
au  coutelas  que  Ton  est  convenu  d'appeler  danse  du 
sabre. 

Il  ne  s'agissait  pas  de  rééditer  à  Biskra,  tout  le 
clinquant  monégasque,  mais  encore  convenait-il  de 
diminuer  aux  citadins  routiniers  l'ennui  des  soirées  si 
longues,  quand  le  spectacle  éblouissant  s'est  dissous 
dans  la  brume.  Ce  casino  n'eut  pas  d'autre  prétention. 

Il  est  seulement  la  salle  commune  où  se  retrouvent 
après  une  journée  de  lumière ,  d'émotions  intimes , 
d'exceptionnelles  excursions,  les  étrangers  que  rappro- 
chent de  communes  admirations  et  qui  se  saluèrent 
sur  les  mêmes  sentiers. 

L'hivernage  biskri ,  quelque  particulier  qu'il  fût, 
devait  s^accommoder  à  d'impérieuses  exigences  sous 
peine  de  rester  à  jamais-  la  terre  d'élection  d'un  petit 
nombre  ! 

Biskra  fut  à  tous,  grâce  à  de  grandioses  innovations. 


Biskra  i  i  7 

et  sans  rien  céder  pourtant  de  son  charme  intime, 
puisque  ses  villages  demeurent  dans  leur  parfaite 
intégrité, 

La  fortune  de  l'oasis  ne  dépendait-elle  pas  de  ce 
modernisme,  et  ceux  qui  ont  voué  à  cette  terre  leur 
intelligence,  leur  fortune  et  leur  énergie  n'en  devaient- 
ils  pas  hâter  les  destinées? 

Le  casino  qui  se  respecte,  offre  à  tous  gentlemen 
un    tapis    vert,    et    le  baccara  —  car  il   le  faut   bien 

—  tient  ses  assises  dans  de  coquets  salons.  La  lune 
saharienne  voit  déambuler  dans  les  Jardins  les  pontes 
aux  mines  variables  :  les  uns  joyeux,  les  autres  non. 
Les  chameliers  qui  partent  à  l'aurore,  pour  le  marché 
de  Wargla,  entendent  sans  comprendre  —  ces  heureux 

—  le  surprenant  argot  de  la  partie  et  le  tintement 
des  ors  à  toutes  effigies. 

Les  décevants  petits  chevaux  tournent  dans  le  hall, 
et  font  quelque  tort  aux  ondoyantes  Ouled-Nayl. 

Peu  d'incurables  d^ailleurs  dans  ce  public  fait 
plutôt  de  mercantis  curieux  d'horizons  et  d'artistes 
pris  par  d'autres  fibres,  le  jeu  ici  reste  bénin,  les 
professionnels  en  somme  s'abstiennent  et  nul  déses- 
péré ne  se  pendit  encore,  après  culotte,  aux  branches 
sveltes  d'un  voisin  palmier;  la  silhouette  en  serait  drô- 
lement macabre  pourtant,  sur  le  ciel  clair. 

Les  salons  de  jeu  ne  sont  pas  uniquement  fréquentés 


ii8  Biski'a 

par  les  hiverneurs  parisiens,  anglais  ou  russes,  Taristo- 
cratie  musulmane  apporte  autour  de  la  table  ohlongue 
la  note  pittoresque  des  turbans  et  des  burnous  de 
pourpre  - —  la  moindre  vertu  est  ici  encore  chez  les 
plus  grands  —  en  dépit  de  la  règle  sacrée,  caïds,  aghas 
et  cheikhs,  sont  initiés  au  coup  Giraud  et  au  coup 
Camus  et  ils  n'ignorent  pas  les  angoisses  immortelles 
du  tirage  à  cinq. 

Les  pontes  européens  sont  hélas  plus  préoccupés  du 
point  de  la  banque  que  de  Textraordinaire  tenue  de 
leurs  voisins  musulmans,  et  c'est  grand  dommage  !  Ils 
sont  en  effet,  tous  ces  puissants  seigneurs  du  désert, 
d'une  impassible  correction,  ils  savent  que  la  volonté 
d'Allah  guide  leur  enjeu,  quoi  qu'ils  fassent,  et  gardent 
sous  leurs  turbans  la  rigidité  de  ligures  d'ivoire  ou  de 
bronze;  rien  ne  les  trahit,  le  déterminisme  divin  les 
protège  contre  toute  manifestation.  S'ils  gagnent,  c'est 
que  le  Prophète  leur  voulait  du  bien  malgré  le  péché; 
s'ils  perdent,  ils  se  savent  punis  et  disent  en  eux- 
mêmes  dans  l'intimité  de  leur  conscience  la  fatidique 
parole  :  In  cha  Allah!  (i). 

L'or  est  rare  au  désert  et  les  cheikhs  laissent  au  jeu 
plus  de  douros  que  de  louis.  On  s'amusa  longtemps, 
au  Dar-Diaf,  de  ce  puissant  caïd,  qui  en  perdit  quelques 

[^]  A  la  volonté  de  Dieu,  littér.  «  S'il  plait  à  Dieu  ». 


I 


Biskra  iiq 

sacs  en  une  nuit  de  guigne.  Ses  serviteurs  les  appor- 
tèrent à  Taurore  pliant  sous  le  riche  fardeau. 

Ce  casino  qui  se  dresse  sur  la  route  de  Touggourt, 
comme  une  réalisation  de  féerie,  fut  une  audace,  lise 
trouva,  quand  la  première  pierre  en  fut  posée,  des 
envieux  qui  regardèrent  comme  une  menace,  pour  leur 
propriété  de  termite,  ce  Dar-Diaf,  dont  les  girandoles 
de  fête  devaient  signaler  de  loin  à  l'étranger,  l'asile 
heureux  du  désert,  le  port  si  doux. 

Il  y  eut  des  obstacles  nombreux,  de  sourdes  hostilités 
de  la  part  de  ces  aveugles  égoïstes,  qui  voulaient  se 
faire  un  domaine,  se  construire  une  métairie,  là  où  il 
y  a  de  l'espace  pour  des  duchés,  pour  une  province 
prospère!  Aujourd'hui  les  paysans  avaricieux  boudent 
encore,  craignant  que  leurs  orges  ne  poussent  plus  en 
l'ombre  de  l'édifice  majestueux. 

Et  malgré  tout,  chaque  année,  viennent  plus  nombreux 
les  citadins  du  Nord,  pour  contempler  de  la  terrasse 
du  Dar-Diaf  — ■  tandis  que  l'Europe  grelotte  —  les 
joues  rouges  de  l'Ahmar-Khaddou  et  voir  le  soleil  étin- 
celer  sur  les  glaces  des  sommets  lointains,  comme 
une  pluie  d'or  sur  des  armures  d'argent. 


PRÈS    DE    LA    VILLE 


Les  thermes  de  Biskra  —  Hammam-Salahin  (i)  — 
sont  à  quelque  distance  de  la  ville,  mais  un  tramway  y 
conduit.  La  voie  Decauvillc  traverse  et  lon^e  le  célèbre 


parc  de  Beni-Mora.  Dans  l'esprit  de  ceux  qui  rêvent  à 
Toasis  de  grandioses  destinées,  rétablissement  thermal 
se  complète  d'un  sanatorium,  dont  la  place  est  précisé- 
ment  en  ces  verdures  privilégiées.    En  attendant,   les 


(^)  Bains  des  Saints. 


16 


122  Bisla-a 

deux  cents  hectares  que  comprend  Beni-Mora  con- 
tiennent toute  une  flore  saharienne,  la  plupart  des 
essences  exotiques  du  Sud  Algérien  ;  outre  quelques 
milliers  de  superbes  palmiers,  on  y  voit  des  graminées 
touffues,  des  absinthes,  des  pourpiers,  des  romarins,  des 
térébinthes,  des  lentisques  de  la  grande  espèce,  dont 
les  parasols  s'élèvent  parfois  à  la  hauteur  des  palmes... 

Jusqu'à  la  Fontaine  chaude,  le  tramway  glisse  entre 
des  espaces  désolés;  des  bourricots  errants  broutent  de 
rares  chardons;  çà  et  là  quelques  asphodèles  et  des 
carcasses  de  chameaux,  dont  les  fauves  laissèrent  la  tête 
énorme  et  les  côtes  en  cerceaux.  Un  berger  pensif 
regarde  hier  la  voiture  tandis  que  ses  chèvres  paissent, 
dans  un  champ  de  pierres,  d'invisibles  brins  d'herbe. 
Ici,  pas  même  les  flaques  d'eau  miroitantes  où  s'ébat- 
tent, sur  le  fond  bleu  du  ciel,  des  vols  roses  de  flamants. 

Un  ruisselet,  bordé  d'une  couche  blanche  de  sels 
divers,  annonce  la  fontaine  sulfureuse,  et  l'on  atteint 
le  mamelon  du  Hammam-Salahin. 

Le  voyageur  s'abandonne  à  la  mollesse  de  l'incom- 
parable repos;  d'ordinaire  il  va,  nonchalant  et  veule, 
du  jardin  à  l'auberge  et  de  Tauberge  au  Dar-Diaf;  son 
esprit  satisfait  ne  souhaite  guère  d'autre  flânerie.  Et 
pourtant  il  y  aurait  tant  à  voir,  tant  à  connaître  pour 
qui  \e  farniente  serait  moins  attirant. 


Biskra 


123 


Qui  donc,  parmi  les  promeneurs  que  Thivcr  biskri 
retint  quelques  mois,  s"en  est  allé  là  où  de  légitimes 
curiosités     l'eussent 
mené   sous    un    ciel 
moins   doux. 

Aux  bords  mêmes 
de  Toued,  deux  rive- 
raines méritaient  un 
regard  :  El-Alia, 
fraîche  oasis,  bâtie 
sur  les  terrains  sur- 
plombant le  fleuve 
de  galets  ;  Filiache, 
sa  sœur,  chère  aux 
archéologues ,  qui 
trouvèrent  là  des  sé- 
pultures préhistori- 
ques formées  de  deux 
jarres  unies  et  ci- 
mentées et  dans  lesquelles  les  autochtones  glissaient 
leurs  défunts  ('). 

A  Test,  c'est  Chetma,  aux  masures  cyclopéennes,  à 
l'ouest  TAïn-Oumache,  aux  dunes  fameuses,  qui 
déconcertent    les    géologues     égarés    en     ce     lointain 


(')  Voir  Emmanuel  Mallebay    Guide  de  Bisicra). 


1 24  Biskra 

Sahara.  C'est  vers  cette  oasis  que  commence  vraiment 
la  flore  du  grand  désert  :  les  fleurs  blanches,  mala- 
dives, étiolées,  les  drinn  et  les  diss,  aux  feuilles 
filiformes,  aux  racines  longues  et  profondes  dans  le 
sol  briàlé.  Là  encore,  des  sources  qui  baignent  les  pal- 
miers superbes  de  Mégloub.  Sur  Toued,  en  amont, 
Branis  et  les  sources  bordées  de  lauriers-roses,  qui 
fleurissent  de  curieuses  roches  abruptes. 

Au  pied  de  TAhmar-Khaddou,  la  montagne  rose  qui 
borne  à  l'œil  inquiet  Thorizon  de  Biskra,  le  village  de 
M'chounèche  s'est  bâti  dans  la  gorge  même  que  creusa 
Toued  El  Abiod.  La  montagne,  très  peu  accessible  et 
rarement  visitée,  cache,  dit-on,  tous  les  gibiers  du 
désert,  et  même  le  rare  mouflon  ! 

Il  faudrait  parcourir  encore  les  vingt  bourgades  des 
Ziban,  reconnaître  sur  la  route,  à  quelque  distance  de 
la  ville,  le  marabout  de  Sidi-Ghezel  et  trouver,  au 
loin,  M'Lili,  Tolga,  la  ville  vénérée  de  Si  Ali  ben 
Othman,  puissant  marabout  de  la  secte  des  Rahma- 
nias  ;  Foughala,  oi:i  la  Compagnie  de  Biskra  opère 
ses  intéressants  sondages,  Zaatcha  et  les  champs  de 
bataille  de  1849,  El-Amri,  où  éclata  la  révolte  des 
Bou-Azid,  etc.,  etc. 

Et  après  les  Ziban,  resterait  l'Aurès,  moins  parcouru 
peut-être  encore  et  d'un  si  grand  intérêt.  Il  faudrait 
atteindre  dan>  la   montagne  les  pittoresques  burgs   et 


TARGUI    SUR    SON    MEHARA 


Biskra  127 

presque  une  autre  race,  retrouver  la  légendaire  Menah, 
où  les  veuves,  folles  de  leur  corps  et  errantes  sur  les 
chemins,  semblables  aux  antiques  vierges,  sollicitent 
dit-on  les  voyageurs... 

Dans  le  cercle  même  de  Biskra,  le  dilettante  que  la 
curiosité  aiguillonne,  rencontre  tel  curieux  bled  où  se 
retirèrent  les  fils  des  conquérants  fameux  de  l'épopée 
arabe,  où  les  visages  sont  encore  farouches  et  les  yeux 
malveillants  pour  le  roumi  au  niais  sourire.  Là  se 
retrouvent  encore  ces  enfants  d'Ismaël  dont  la  Bible 
dit  quelque  part  :  «  Ils  seront  semblables  à  l'onagre 
qui  de  ses  sabots  lance  des  cailloux  à  ses  ennemis, 
tous  lèveront  la  main  sur  eux,  ils  lèveront  la  main 
contre  tous.  »  Des  enfantelets  crachent  sur  les  traces  du 
roumi,  et  au-dessus  des  maisons,  érigés  comme  les 
amibis  des  frontons  de  la  vieille  Egypte,  les  chiens  roux 
aboient  terriblement  à  l'étranger... 

Les  irréductibles  sont  à  Tolga,  à  Baniane,  où  triom- 
phe Si  Mostepha;  à  Temacine  où  domine  encore  la 
puissante  secte  des  Tidjaniah. 

Nul  pourtant  ne  résiste  au  désir  de  gagner  vers  le 
sud  le  chemin  de  Saada,  pour  suivre  quelques  heures 
la  route  des  caravanes,  reconnaître  la  ligne  blanchie 
d'ossements,  poursuivre  le  mirage...  L'on  rencontre 
sur  la  voie  immense  du  Sud  quelque  chose  encore 
d'inattendu  que  l'on  ne  pouvait  soupçonner  et  que  les 


1 28  Biskra 

guides  n'indiquèrent  pas  :  Timpression  poignante  de 
l'inconnu  énigmatique  et  troublant,  devant  lequel  les 
plus  résolus  sentent  leur  volonté  qui  chancelle,  devant 
lequel  les  cœurs  les  plus  tiers  se  gonflent  d'angoisse... 
Arriver  là  où  l'air  cristallin  et  le  silence  mortel  font 
toute  parole  retentissante,  où  le  désir  de  connaître  hésite, 
faible,  devant  la  crainte  de  l'au-delà,  où  les  bêtes  elles- 
mêmes  gémissent  de  désespoir  en  se  couchant  sur  le 
linceul  infini  dont  la  Soif  et  la  Mort  gardent  les  secrets 
inviolés. 


'■■■-'s  ::*'^'^^ 


Je  suis  venu,  le  printemps  a 
paru  dans  les  branches,  nous  nous 
promenons  et  nous  n'avons  plus  de 
pensées...  _.^^^^£  q,^^^ 


«  Et  surtout  pas  d'enthousiasmes  !  »  Voilà  le  mot 
d'ordre. 

Il  sied  de  n'avoir  ni  surprises,  ni  attendrissements  et 
d'être  neutre  pour  paraître  fort.  Il  faut  aussi  exceller 
à  saisir  toujours  ce  qui  confine  à  la  fois  au  sublime  et  à 
la  blague,  les  las  de  la  fin  du  siècle  l'ont  ainsi  décrété. 

Un  irrévérencieux  gamin  veille  en  nous,  et  si  le 
contempteur  de  quelque  beauté  s'oublie  jusqu'à  de 
soudaines  gravités,  le  gavroche  persifle. 

Donc  nous  fûmes  injustes  envers  le  spectacle  qui 
nous  devait  ravir  et  nous  vîmes  qu'il  manquait  des 
arbres  à  l'océan,  des  voiles  blanches  au  grand  désert. 
Quand  un  émoi  nous  gagnait,  nous  eûmes,  pour  lui 
échapper,  la  blague  malicieuse  ou  la  critique  de  mau- 
vaise foi  —  Pierrot  qui  va  sangloter  pirouette  et  rit,  la 
bouche  large  fendue!... 

17 


i3o  Biskra 

Puis,  de  retour  en  nos  villes  grises,  à  Theure  des 
brumes,  quand  l'acre  nuée  nous  fut  un  suaire  et  quand 
le  gaz  fuligineux  fut  un  phare  désolé  pour  nos  malaises 
de  noctambules,  il  nous  fallut  songer  «  aux  palmiers  de 
Biskra  »  ! 

Un  autre  mirage  surgit  dans  l'océan  de  suie,  Féme- 
raude  oasienne  apparaît  à  nos  regards  avides  et  nous 
tendons  vers  elle  nos  mains  lamentablement.  La  justice 
alors  nous  requiert  et  le  splendide  Moghreb,  nous  rit 
au  travers  les  larmes  de  nos  septentrions. 

C'est  là-bas  qu'il  fait  bon  vivre. 

Des  chants  de  flûtes  résonnent  au  fond  de  nos  sou- 
venirs, de  blanches  draperies  évoluent  sur  un  écran 
d'azur,  un  ruisselet  gazouille  et  berce  l'image  des  palmes 
qui  se  penchent...  l'odeur  de  l'Orient  nous  revient  avec 
ses  délicieuses  angoisses. 

A  l'heure  où  sonnent  aux  cœurs  les  moins  mornes, 
les  lents  tintements  des  automnales  mélancolies,  il 
convient  d'aborder  en  quelque  port  lointain  du  conso- 
lant Orient,  de  jeter  l'ancre  au  bord  de  l'îlot  saharien, 
pour  une  longue  escale. 

Si  quelqu'un  nie  l'envoûtement  des  milieux,  qu'il 
vienne. 

Là  est  un  éden,  où  la  quiétude  doit  être  souveraine. 

Les  années  ont  laissé  dans  l'éther  de  magiques  effluves 
et  l'âme  de  Tantique  Islam  règne  encore  et  asservit  qui- 


Biskra  1 3  i 

conque  se  hasarde  au  pays  des  féeries.  La  sérénité  du 
croyant  qui  suit  la  voie  droite  est  au  bord  de  l'oasis  et 
nous  accueille. 

Les  âpres  mercantis  oublient  le  lucre,  des  politiciens 
y  deviennent  muets,  des  poètes  y  écoutent  des  rythmes 
inconnus  et  renoncent  aux  réalisations  glorieuses,  des 
activités  conquérantes  s'y  enlisent,  le  plus  busy yankec 
s'y  endort  aux  murmures  de  quelque  ghazel  du  doux 
poète  Hatiz. 

Oh  !  vers  le  soir,  regarder  sur  le  ciel  clair  des  sil- 
houettes de  caravanes  disparaître  vers  le  sud  rayonnant; 
être  venu  pour  un  jour  et  demeurer  des  mois,  insouciant 
des  heures,  des  jours,  des  semaines...  ne  pouvoir 
dire  quand  le  convoi  laisse  la  Perle  des  Oasis  dans  la 
nuée,  ne  pouvoir  conter  —  après  le  charme  rompu  :  Ici 
nous  bûmes,  là  nous  mangeâmes,  la  femme  qui  passa 
portait  une  jupe  beige  et  ses  yeux  étaient  trop  bleus, 
sous  son  chapeau  de  rubans... 

Faire  sur  cette  terre  entre  toutes  bénie,  un  rêve  im- 
précis et  n'en  pas  même  retenir  la  durée,  la  couleur 
ni  le  capricieux  tableau,  chercher  là  un  Léthé,  venir 
dans  des  ondes  d'oubli  perdre  les  regrets,  fuir  les 
désirs  et  se  laisser  aller  à  la  douceur  de  vivre  sans 
penser. 

Trouver  adroitement  sur  cette  terre  qui  exhale  le 
musc  comme  un  paradis  de  Quincey  et  goûter  la  torpeur 


i32  Biski-a 

exquise  de  l'opium  ou  le  bien-être  hilare  d'une  bouffée 
de  (i  kif  »... 

Quiconque  revient  surprend  dans  Toeil  de  ceux  qui 
ont  vu,  l'éclair  splénétique,  et  connaît  le  vieux  remords 
d'avoir  quitté  la  terre  si  douce.  C'est  un  constant 
supplice  qui  renaît  avec  l'image  inoubliable  et  l'autre 
mirage  qui  sans  cesse  attire  notre  vieux  désir  vers  les 
rivages  disparus  !... 

-Il  faut  à  chaque  Joyau  une  monture  que  l'artiste  doit 
mettre  son  génie  à  approprier;  il  faut  choisir  pour 
chaque  parure,  pour  chaque  forme,  le  métal  qui  lui 
convient  et  faire  le  sceptre  avec  de  l'or,  la  cloche  avec 
l'airain,  la  Vénus  avec  des  marbres...  II  eût  fallu  pour 
rendre  aux  regards  l'éblouissement  passé,  faire  miroiter 
au  fond  du  ciboire  d'or  les  feux  doux  et  atténués  de 
Témeraude  et  de  l'opale. 


I 


fSot^s  et  Docuf^n^nts 


L'HIVER  AU  SAHARA 

Il  n'y  a  pas  de  bien  longues  années  que  Nice  et 
la  côte  méditerranéenne  avaient  exclusivement  le 
privilège  de  recevoir  les  malades  et  les  hiverneurs 
durant  la  saison  rude.  L'habitude  les  y  conduit  encore, 
car  la  réputation  de  la  Côte  d'azur  est  établie,  et  les 
médecins  qui  découvrirent  l'Egypte  et  l'Algérie,  ne 
luttent  qu'avec  peine  contre  la  coutume  qui  mène  leurs 
malades  vers  la  Provence  pourtant  si  peu  propice. 

Depuis  peu,  cependant,  un  mouvement  s'est  décidé 
du  côté  de  la  Corse,  de  l'Algérie  et  des  grandes  cités 
égyptiennes,  Le  Caire  et  Alexandrie. 

Le  soleil  est  un  thaumaturge.  Il  constitue  à  n'en 
pas  douter  l'un  des  plus  efficaces  agents  thérapeuti- 
ques, qui  puissent  aider  la  science  humaine.  La  grande 
bouée  lumineuse  qui  consume  et  désole  l'immensité 
saharienne,  apporte  la  vie  aux  êtres  glacés  par  le  mal 
et  que  seul  il  peut  réchauffer  et  parfois  guérir. 

Ce  n'est  pas  d'hier  que  les  indigènes  algériens  se 
réfugièrent  à  Biskra  :  cet  éden  saharien  fut  de  tous 
temps,   croyons-nous,   le    rendez-vous    de  ceux  qui  se 


1 34  Bisk}-j 

plaisaient  à  fuir  les  rigueurs  hivernales  des  pays  moins 
heureux.  Moula  Ahmed,  voyageur  et  chroniqueur 
musulman,  constatait  en  1710  Fimportance  de  la  cité: 
«  Biskra  est  une  belle  et  grande  ville  où  il  se  gagne 
«  beaucoup  d'argent,  parce  que  la  population  y  est 
«  nombreuse,  le  commerce  actif  et  l'agriculture  floris- 
«  santé.  On  y  voit  un  grand  nombre  de  palmiers,  de 
((  beaux  oliviers,  et  on  y  récolte  du  lin  très  tin.  Il  y  a 
«  abondance  d'eaux  courantes  sur  lesquelles  on  trouve 
«  une  multitude  de  moulins.  On  y  voit  des  champs  de 
«  henné,  des  pâturages,  et  on  y  récolte  des  fruits  et  des 
«  légumes.  Les  bestiaux  et  le  beurre  salé  abondent  sur 
((  le  marché.  » 

Depuis  cette  époque,  une  crise  frappa  sans  doute  la 
Perle  du  Désert.  En  i865,  le  docteur  Sériziat  signalait 
pourtant  la  ville  à  l'attention  des  voyageurs  et,  surpris 
de  l'excellence  de  sa  situation,  n'hésitait  pas  à  dire  dans 
la  préface  de  l'étude  qu'il  lui  consacrait  : 

«  Les  touristes  qui  visitent  l'oasis  sont  sûrs  d"y 
«  trouver  désormais  le  genre  de  confortable  le  mieux 
«  en  rapport  avec  le  climat.  Que  l'on  y  amène  les 
«  eaux  de  la  Fontaine  chaude  et  Biskra  deviendra  la 
«  meilleure  station  thermale  de  l'Algérie.  » 

Le  docteur  fut  un  bon  prophète  et,  sans  même  que 
les  eaux  de  Hammam-Salahin  soient  encore  conduites 
jusqu'à  la  ville,  Biskra  renaît  à  la  prospérité  qu'elle  a 
connue  naguère. 

Depuis  1860  on  a  vu  sans  cesse  augmenter  la  popula- 
tion européenne,  le  chemin  de  fer  a  remplacé  la  route 
impériale    de  Stora    à  Touggourt   que    suivaient   des 


Biskra 


i35 


diligences  antédiluviennes.  En  1879,  on  signalait  ?oo 
touristes,  durant  Thiver  de  i883  ce  fut  53o  et  à  partir 
de  1888,  année  de  l'inauguration  de  la  voie  ferrée, 
le  nombre  des  hiverneurs  s'est  accru  sans  cesse  jusqu'à 
8,000,  chiflre  atteint  l'année  dernière  et  qui  doit  être 
bientôt  dépassé. 

La  douceur  de  la  température  et  la  beauté  des  sites 
attirent  toujours  les  voyageurs  à  Biskra;  autrefois,  le 
manque  de  confort  y  rendait  le  séjour  pénible,  aujour- 
d'hui cinq  hôtels  luxueusement  installés  se  disputent 
les  étrangers.  Un  casino  leur  offre  le  régal  des  spec- 
tacles inédits,  et  fixe  pour  des  tnois  ceux  que  seule  la 
nature  exotique  attirait  pour  la  satisfaction  d'une 
simple  curiosité. 

Dans  sa  remarquable  étude  sur  l'oasis  de  Biskra, 
M.  le  docteur  Dicquemare  donne  le  relevé  des  obser- 
vations climatologiques  faites  à  Biskra  depuis  de  lon- 
gues années  par  M.  Colombo,  agent  général  de  la 
Compagnie  de  Biskra  et  de  TOued-Rirh.  Voici  les 
moyennes  obtenues  pour  chacun  des  sept  mois  les  plus 
froids  durant  cinq  hivers  :  1886-87,  1887-88,  1888-89, 
1889-90,  1890-91. 


Température  maxima 


Température  minima 


Température  moyenne 


Octobre  .    . 

280  I 

Octobre.   .    . 

I  5°  2 

Octobre.  . 

2I«'8 

Novembre  . 

21     I 

Novembre    . 

g    2 

Novembre 

14  8 

Décembre  . 

16    3 

Décembre.  . 

5    7 

Décembre. 

10   9 

Janvier    .    . 

i5    2 

Janvier  .   .    . 

4  4 

Janvier  .    . 

Q    6 

Février    .    . 

17    2 

Février  .    .   . 

5    8 

Février  .    . 

II    8 

Mars.  .   .   . 

26 

Mars  .       .    . 

9   4 

Mars  .    .    . 

i5   6 

Avril.   .    .    . 

26    I 

Avril  .    .    .    . 

12    7 

Avril  .    .    . 

19   4 

Dans  ce  même  travail,  nous  trouvons  encore  un  état 


i3b  Biskra 

comparatif  des  températures  de  l'oasis  et  de  la  ville  de 
Nice  ainsi  que  de  leurs  états  pluviométriques. 

Maxtma  Minima  Moyenne  Pluie 

Nice  ....         20»  392  20732  II» 412         92^111495 

Biskra  ...  21    429  8   914  14   942  17       429 

Ce  sont  là  des  chiffres  qui  ont  leur  éloquence  et  per- 
mettent d'établir  nettement  une  préférence,  d'opter  en 
connaissance  de  cause  entre  l'une  et  l'autre  des  deux 
stations  hivernales.  Il  résulte  des  observations  précé- 
dentes que,  si  la  température  maxima  est  sensiblement 
la  même,  la  température  minima  offre  un  écart  de  plus 
de  6°  en  faveur  de  Biskra,  ce  qui  est  évidemment  d'une 
capitale  importance. 

M.  le  docteur  Treille,  l'éminent  professeur  de  la 
Faculté  de  médecine  d'Alger,  actuellement  sénateur  du 
département  de  Constantine,  a  écrit  : 

«  Il  faut  aux  malades  la  vie  au  grand  air,  une 
«  température  douce,  par  conséquent  un  air  chaud,  sec 
«  et  absolument  pur.  Tout  cela  se  trouve  à  Biskra 
«  pendant  six  ou  sept  mois  de  l'année.  » 

Il  convient  d'ajouter  que  la  station  qui  nous  occupe 
permet  aux  malades  d'accomplir  une  cure  hivernale, 
ils  trouveront  dans  ce  pays  si  providentiellement  pri- 
vilégié, l'air  approprié,  la  température  et  les  eaux 
bienfaisantes  «  dont  l'effet,  dit  M.  le  docteur  Weis- 
gerber,  est  plus  indiqué  en  hiver  qu'en  été  pour  les 
rhumatisants,  par  exemple,  qui  ne  les  trouvent  concur- 
remment qu'à  la  station  égyptienne  d'Hélouan  ». 

La  sécheresse  de  l'air,  propice  à  tant  d'égards, 
supprime  presque  totalement  l'inconvénient  des  brus- 


I 


Biskr.j  i3-r 

ques  changements  de  température  du  crépuscule,  qui 
sont  un  véritable  danger  dans  certaines  villes.  La  nuit 
succède  ici  au  jour  sans  transition  et  sans  variation 
thermométrique  appréciable. 

M.  Weisgerber  dit  encore  judicieusement  : 

«  Nous  conseillons  au  malade  de  se  mettre  en  route 
dans  la  première  moitié  de  novembre  avant  le  froid 
humide,  et  de  ne  pas  rentrer  avant  tin  avril  afin 
d'éviter  les  refroidissements.  Les  albuminuriques  feront 
même  bien  de  séjourner  plus  longtemps,  pour  augmen- 
ter les  chances  de  guérlson.  » 

Nous  avons  pris  à  tâche,  dans  cette  étude  très 
succincte,  et  en  rapprochant  les  opinions  diverses  de 
plusieurs  autorités  médicales,  de  montrer  tous  les 
bienfaits  que  peut  procurer  aux  malades  et  pour  des 
raisons  si  variées  le  séjour  à  Biskra. 

Nous  avons  été  naturellement  conduit  à  prouver 
l'incomparable  situation  de  la  ville  saharienne  et 
l'impossibilité  de  toute  rivalité. 

Il  faut  enfin  que  la  tradition  arabe,  qui  fait  de  Biskra 
la  ville  des  cures  miraculeuses,  ne  soit  pas  seulement 
connue  des  Algériens,  que  la  France  et  l'Europe 
même  sachent  à  leur  tour  qu'il  y  a,  sur  les  confins 
du  désert,  un  coin  de  verdure  où  l'on  trouve  le  plaisir, 
le  soleil  et  parfois  la  santé  ! 


18 


i38  Biskra 


BISKRA    THERMAL 


A  quelque  distance  de  la  ville,  au  pied  du  Djebel- 
Sla,  s'élève  l'établissement  thermal  de  Biskra.  La  source 
sulfureuse  qui  jaillit  du  flanc  des  derniers  contreforts 
de  l'Aurès  fut  baptisée  par  les  Arabes  :  Hammam- 
Salahin  ou  Bains  des  Saints;  sa  température  la  fait 
communément  appeler  par  les  colons  :  la  Fontaine 
chaude. 

Les  Romains  connurent,  dit-on,  la  vertu  de  ces 
eaux,  auxquelles,  de  temps  immémorial,  se  rendent  les 
indigènes,  accourus  parfois  des  plus  lointaines  régions 
de  la  province  d'Oran. 

L'esprit  profondément  religieux  de  la  race  s'en  est 
mêlé  ;  quelques  marabouts  ont  bénit  cette  eau  remar- 
quable, l'ont  dénommée  «  la  Fontaine  des  Saints  »,  et 
de  toutes  parts  sont  accourus  les  malades. 

Mais  alors  ce  fut  la  panacée  universelle,  et  vous  ne 
verrez  pas  ici  un  seul  Arabe  qui  ne  soit  allé  au  Hammam 
pour  quelque  affection.  A  les  entendre,  on  y  guérit 
tout  :  les  rates  énormes,  les  plaies  par  armes  à  feu,  les 
rhumatismes,  les  maladies  des  femmes,  etc.,  etc.,  pour 
un  peu  ils  en  feraient  une  eau  de  Jouvence. 

De  nombreuses  autorités  médicales  se  sont  occupées 
des  eaux  sulfureuses  de  Hammam-Salahin  et  ont  étudié 
minutieusement  leurs  propriétés  curatives.  Elles  furent 
analysées  en  1861,  par  l'ingénieur  Ville;  en  i865,  par 


Biskra  i3(j 

M.  Morin,  pharmacien  militaire,  puis  par  M.  Sugère. 
du  service  des  mines  ;  enfin,  plus  récemment,  par 
MM.  Muller,  Dandrieu  et  Dicquemare.  Les  résultats 
obtenus  furent  sensiblement  les  mêmes  et  nous  donnons 
ici  la  composition  des  eaux  sulfureuses  de  la  Fontaine 
chaude,  d'après  M.  Muller,  professeur  à  l'École  des 
sciences  d'Alger  : 

Densité  à  i8°4=:  1,0057. 

PRINCIPES    FIXES 

Sulfate  de  potassium ogr.  2219 

—       de  sodium i  0161 

Chlorure  de  sodium 6  2046 

Bromure  de  sodium o  0067 

Chlorure  de  lithium o  o362 

Sulfate  de  calcium o  7743 

Sulfate  de  magnésium o  0220 

Carbonate  de  calcium o  3302 

Chlorure  de  magnésium      o  2255 

Silice  solublc o  o235 

PRINCIPES    VOLATILS 

Ammoniaque o  gr.  oo65 

Acide  azoteux o        0006 

Acide  nitrique .       .  traces 

Acide  carbonique  libre  et  bicarbonates.   .    .  o  gr.  i339 

Oxygène  libre o"  75 

Gaz  non  absorbable  par  le  pyrogallol   .   .    .  i5"  -jb 

La  température  de  ces  eaux  [-\-  46")  est  comparable  à 
celle  des  sources  d'Aix,  en  Savoie,  et  d'Aix-la-Chapelle; 
au  point  de  vue  de  la  minéralisation,  elles  se  rapprochent 
plus  sensiblement  des  eaux  d'Uriage. 

Le  débit  en  est  de  2,160  mètres  cubes. 


1 40  Biskra 


QUELQUES  OPINIONS 


M.  le  Docteur  Dicquemare,  ancien  médecin  com- 
munal, actuellement  maire  de  Biskra,  donna  à  la  Revue 
d'hygiène  thérapeutique  différentes  études  sur  Biskra; 
il  écrivait  en  i  894: 

u  Elles  sont  toniques,  excitantes,  diaphorétiques, 
«  diurétiques  et  résolutives.  Elles  produisent  la  poussée 
(i  thermale  quand  elles  sont  employées  avec  une  grande 
((  énergie.  Elles  agissent  sur  la  sécrétion  biliaire.  — 
«  Administrées  à  faibles  doses,  elles  constipent;  à  fortes 
«  doses,  elles  sont  laxatives  et  même  purgatives  ;  elles 
M  augmentent  la  sécrétion  de  la  peau,  des  muqueuses  et 
>i  des  bronches.  —  Elles  rendent  l'expectoration  plus 
«  facile  et  plus  abondante  sans  disposer  à  la  congestion 
M  pulmonaire  et  à  Thémoptysie.  » 

M.  le  Docteur  Weisgerber,  qui  fut  médecin  de  la 
mission  centrale  du  chemin  de  fer  transsaharien  (mis- 
sion Choizy),  dans  son  étude  sur  les  deux  stations 
thermales  de  l'Afrique  du  Nord  :  Biskra  et  Hélouan, 
dit  : 

«  Les  eaux  d'Hammam-Salahin,  utilisées  sous  forme 
«  de  douches,  de  frictions,  de  fomentations  d'inhala- 
«  tions,  agissent  très  heureusement  sur  un  certain 
((  nombre  de  maladies  parmi  lesquelles  nous  citerons  : 


Biskra  141 

«  le  catarrhe  de  l'appareil  respiratoire,  le  lymphatisme, 
«  la  scrofule,  la  syphilis,  le  rhumatisme  chronique,  les 
«  affections  catarrhales  des  bronches  et  du  larynx,  les 
«  maladies  de  Tutérus  sauf  en  cas  de  congestion. 

«  Longtemps  il  n'y  eut  à  la  Fontaine  chaude  qu'une 
i(  sorte  de  caravansérail,  où  les  indigènes  s'abritaient 
(I  ainsi  que  leurs  montures;  les  premiers  travaux  furent 
«  faits  quelque  temps  après  l'occupation  française, 
«  en  1857.  » 

Le  Docteur  Weisgerber  décrit  ainsi  l'établissement 
thermal  dont  la  Compagnie  de  Biskra  et  de  l'Oued- 
Rirh  termine  à  l'heure  actuelle  la  construction  : 

«  Depuis  un  an  environ,  la  même  Compagnie  qui  a 
<i  construit  le  Casino  a  amélioré,  ou  mieux  créé,  l'éta- 
«  blissement  de  bains.  On  a  établi  les  plans  d'un  nouvel 
((  établissement  qui  s'exécute  progressivement,  et  dont 
((  les  parties  les  plus  importantes  sont  complètement 
«  achevées. 

«  L'ancienne  piscine  a  été  conservée,  mais  réservée 
«  aux  baigneurs  indigènes  qui  trouvent,  à  côté  des 
«  bâtiments  d'exploitation,  salles  de  repos,  café,  etc. 

<(  Le  côté  opposé  aux  bains  indigènes  est  occupé  par 
«  les  nouvelles  piscines  et  la  salle  d'hydrothérapie;  la 
a  façade  est  occupée  par  les  bureaux,  les  bâtiments 
«  d'exploitation  et  les  salons.  Tout  à  côté  se  trouve  le 
«  restaurant. 

«  Le  plan  en  exécution  prévoit  la  construction  d'un 
«  hôtel  annexé  au  restaurant,  où  les  baigneurs  pourront 
«  séjourner,  s'ils   ne  veulent  ou   ne  peuvent  rester  à 


142  Biskra 

«  Biskra.  Un  tramway  Decauville,  confortablement 
«  installé,  avec  voitures  découvertes  et  voitures  fermées 
«  au  gré  du  baigneur,  relie  directement  l'établissement 
«  des  bains  au  casino  de  Biskra.  Le  tramway  circule 
«  plusieurs  fois  par  jour  et  facilite  le  transport  des 
«  baigneurs  ou  touristes. 

«  L'aménagement  actuel  des  bains  est  très  complet  et 
«  permet  au  malade  de  trouver  tout  ce  dont  il  a  besoin, 
u  Depuis  un  an,  le  fonctionnement  ne  laisse  rien  à 
«  désirer  et  les  résultats  de  la  cure  sont  excellents.  » 

M.  le  Docteur  Treille,  sénateur,  professeur  à  la 
Faculté  de  médecine  d'Alger.  —  Dans  une  note  publiée 
il  y  a  quelques  années  par  VÉcho  du  Sahara^  journal 
de  Batna,  l'éminent  professeur  a  retracé  rapidement 
tous  les  bénéfices  retirés  des  eaux  de  la  Fontaine 
chaude,  principalement  au  point  de  vue  de  la  tuber- 
culose. 

M.  Treille  a  recherché  les  propriétés  internes  de 
cette  eau.  Il  dit  :  ((  Je  me  fis  envoyer  à  Alger  deux 
«  cents  bouteilles.  L'eau  semble  avoir  perdu  de  son 
«  odeur  sulfureuse  par  le  transport,  mais  elle  se  con- 
te serve  depuis  trois  mois  on  ne  peut  mieux.  J'en  ai 
«  usé  dans  mon  service  des  prisons.  On  la  donne  le 
u  matin  à  des  malades  que  je  désigne,  mélangée  à  du 
«  lait  bien  chaud  et  à  la  dose  d'un  ou  deux  verres. 

«  Un  phtisique  à  la  troisième  période  a  \u  ses  sueurs 
«  profuses  s'arrêter,  sa  fièvre  tomber  de  deux  degrés. 
«  Je  ne  puis  sans  doute  conserver  aucun  espoir  de  le 
«  guérir,  mais  j'ai  certainement  prolongé  ses  jours. 


Biskra  143 

«  Une  femme  atteinte  de  bronchite  chronique  a 
((  guéri. 

(1  Un  autre  malade  souffrant  de  complications  pul- 
«  monaires  consécutives  à  l'ouverture  naturelle  par 
«  les  bronches  d'un  kyste  hydatique  du  poumon,  est 
«   aujourd'hui  en  pleine  voie  de  gucrison 

(i  Les  eaux  d'Hammam-Salahin  peuvent  être,  d'ores 
«  et  déjà,  en  raison  de  mes  recherches,  considérées 
«  comme  supérieures  pour  la  phtisie  à  celles  d'Uriage 
«  et  d'Aix-la-Chapelle.  » 

M.  le  Docteur  Treille  s'extasie  ensuite  sur  l'admi- 
rable climat  de  Biskra  qu'il  connaît  mieux  qu'aucun, 
et  lui  attribue  une  part  considérable  dans  les  bénéfices 
retirés  par  les  tuberculeux. 


rOUED-RIRH 


Le  voyageur  qui,  s'éloignant  de  Biskra,  se  dirige 
vers  Touggourt  traverse  l'Oued  Djedi  à  Saada  ci 
pénètre  sur  le  plateau  aride  de  Chegga,  qu'il  ne  quitte 
plus  qu'en  arrivant  sur  le  bord  du  Chott  Meirirh  à  Kef 
en  Dôr.  De  ce  point,  son  œil  découvre  par  delà  le 
Chott  la  vallée  de  l'Oued-Rirli,  qui  s'étend  jusqu'à 
Temacine,  sur  un  parcours  de  i5o  kilomètres. 

Cette  vallée  est  une  suite  ininterrompue  d'oasis  dont 
l'aspect  verdoyant  forme  un  contraste  saisissant  avec  la 
surface  blanche  du  Chott,  qu'on  laisse  sur  la  gauche  et 
dont  on  suit  le  rivage  pendant  plusieurs  kilomètres. 

Avant  l'occupation  française,  la  vallée  de  l'Oued- 
Rirh  formait  un  petit  royaume  dont  la  vie  et  le 
commerce  reposaient  uniquement  sur  la  culture  du 
palmier-dattier.  La  prise  de  Biskra,  en  1844,  amena  la 
soumission  de  tout  le  pays.  Néanmoins,  cène  fut  qu'en 
1854  que  le  commandant  Marmier,  intervenant  après 
quelques  troubles,  occupa  définitivement  Touggourt. 
11  existe  sous  cette  vallée  une  nappe  souterraine  connue 
de  tout  temps  et  dont  les  habitants  réussissaient  à  faire 
jaillir  l'eau  du  sol  en  creusant  à  des  profondeurs  variant 
de  5o  à  80  mètres. 

19 


I40 


Biskra 


Le  colonel  Desvaux,  depuis  général,  frappé  des  tra- 
vaux de  forage  exécutés  par  les  indigènes,  obtint  l'ou- 
verture   de   crédits  destinés  à  entretenir  un  atelier  de 


AIN    TALOR-MDUIDI 

donnant  le  plus  grand  débit  de  la  région,  appartenant  à  la 

Compagnie  de  Biskra  et  de  l'Oued-Rirh. 


forage  militaire  qui  donna  bientôt  de  magnifiques 
résultats  ;  on  n'eut  d'ailleurs  qu'à  se  baser  sur  la 
connaissance  que  les  indigènes  avaient  de  ce  fleuve 
souterrain  ;  c'est  donc  au  général  Desvaux  que  revient 
l'honneur  des  sondages  qui  devaient  bientôt  décupler 


Biskra  i  ^y 

la  valeur  de  cette  région;  nous  n'entreprendrons  pas  de 
nommer  tous  les  sondeurs  que  ces  crc-dits  renouvelés 
permirent  d'envoyer  par  la  suite,  dans  la  crainte 
d'oublier  les  plus  modestes,  souvent  les  plus  méritants. 

La  Compagnie  de  TOued-Rirh  ne  voulant  pas  acca- 
parer le  matériel  de  sondage  appartenant  à  la  commune 
indigène  et  destiné  exclusivement  aux  sondages  d'intérêt 
général,  se  mit  immédiatement  en  mesure  de  forer  ses 
puits  elle-même  ;  elle  a  exécuté  depuis  cette  époque 
i()  forages  avec  son  propre  outillage. 

Elle  dispose  aujourd'hui  de  \^\\.\%(Ac  -jS'^ooo litres d' eau 
artésienne  à  la  minute. 

L'Oued-Rirh  renferme  actuellement  40  oasis  habitées 
par  une  population  de  i5,ooo  âmes,  presque  unique- 
ment composée  de  «  Rouara  »  qu'il  ne  faut  confondre 
avec  aucune  des  autres  races  qui  peuplent  l'Algérie; 
les  Rouara  sont  des  mulâtres  à  peau  très  foncée,  se 
rapprochant  visiblement  du  type  nègre  par  la  couleur, 
les  traits,  la  chevelure.  Très  attachés  au  sol  qu'ils  cul- 
tivent, ils  ont  su  profiter  des  sacrifices  que  la  France  a 
faits  pour  eux. 

Toiiggourt  est  la  capitale  de  TOued-Rirh  ;  sa  posi- 
tion sur  les  routes  de  Wargla,  du  Souf  et  du  Mzab 
lui  donne  une  grande  importance  commerciale;  il  s'y 
tient  un  marché  hebomadaire  dont  l'activité  se  déve- 
loppe de  jour  en  jour.  Le  commandant  Pujat,  le 
sympathique  Commandant  supérieur  du  Cercle  de 
Touggourt,  a  fort  embelli  et  assaini  la  ville  dans  ces 
dernières  années. 


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SEGUIA    DE    PUITS    ARTÉSIEN    DANS    l'oUED-RIRH 


TABLE 


Premier  soir i 

UNE   VILLE    AU    DÉSERT 5 

LE    MARCHÉ 9 

Un  peuple  de  marchands i5 

La  maison  du  seigneur .-.i 

LA    FÊTE 2- 

La  rue  sainte 33 

Les  étoiles 40 

PANORAMAS   ET   JARDINS 43 

KSAR 5i 

Vieux  Teurs  et  jeunes  Biskris 54 

Mendiants 60 

Tavernes G2 

CHEZ   EUX 64 

LA    PLAINE G<) 

Evénements    . jù 

LA   VIE   EUROPÉENNE 83 

FANTASIAS 91 

La  douce  retraite <)>j 

Le  renouveau io3 

CASINO 109 

Autres  fêtes ii5 

Près  de  la  ville 121 

NOTES    ET    DOCUMENTS i33 


(Les   illustrations  de   ce  livre   ont   été   faites   d'après   les    clichés 
dus  à  MM.  FERNANDUS,  FRÉCHON  et  MICHEL.) 


1321.  —  PAIilS,   IMP.    lIKM.\IEr,LÉ   ET   c'^   UlE  DE   DAMIETTE,    2,    4  ET  l\   BIS. 


o 


•  •  OUI      I    /    \Jisi. 


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DT  Hautfort,  Félix 

299 

B5H38        ^^  pays  des  p€Qmes